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grandeur épique, sicle la majestueuse simplicité de ses personnages, et il y voyait quelque chose d’analogue à la poésie d’Homère. M. Jérémie Gotthelf, assurément, serait le premier à repousser de tels éloges : il trouverait sans peine quelque bonne formule suisse qui déconcerterait le critique, et il s’en irait reprendre son entretien avec le vacher de la ferme ; il est certain cependant que cette vigoureuse reproduction de la nature dans ce qu’elle a de plus simple présente souvent une dignité singulière. Il y a telle nouvelle qui a la gravité de l’histoire : à voir agir et parler ses paysans, on dirait des événemens qui intéressent les annales de l’humanité et des personnages qui ont vécu il y a des siècles, tant la simplicité du récit en agrandit les proportions. Voyez ces paysans, Christen et Joggeli, allant de ferme en ferme chercher une ferme : ne croirait-on pas, à de certains momens, lire une de ces chroniques mérovingiennes où M. Augustin Thierry a puisé la peinture des mœurs barbares ? Ces récits et tableaux contiennent de vrais trésors. À côté des scènes de village, l’auteur a placé des anecdotes plaisantes comme le poète Hebel en a recueilli et raconté à l’usage des paysans de ce temps-là. À Bitzius s’est essayé aussi dans certaines scènes fantastiques, songes et visions à la manière de Jean-Paul ; mais il fait mieux pourtant de ne pas quitter le sol où il est maître, la rue du village, la cour de la ferme, l’étable et le banc extérieur où il a tant de fois conversé avec Uli. Je dois signaler toutefois un tableau du moyen-âge, Kurt de Koppingen, qui dépeint énergiquement les déprédations des barons féodaux et la stérilité du sol entre leurs mains maudites. Dans cette vallée qui pouvait à peine nourrir quelques seigneurs désoeuvrés, on compte aujourd’hui les plus riches fermes du pays, et des centaines de familles y vivent dans la joie du travail. On aime à voir le peintre des paysans glorifier sans amertume et sans violence les conquêtes sacrées de la sueur humaine.

J’ai indiqué l’inspiration satirique, très reconnaissable et très vive chez M. Jérémie Gotthelf, à côté de la pensée chrétienne qui a dicté ses principaux ouvrages. Cette veine de gaieté hardie tend à se développer de jour en jour dans les dernières compositions du romancier. Il semble que 1848 l’ait mis en train. Cet observateur à qui rien n’échappe n’a pu voir sans éclater de rire les parodies de l’esprit révolutionnaire exécutées par les démocrates de village. Avec sa verve créatrice et sa franchise de langage, avec sa joyeuse imagination et son bon sens si élevé, Jérémie Gotthelf n’a-t-il pas tout ce qu’il faut pour être un Aristophane rustique ? Il vient de débuter dans cette voie, et déjà il y a produit un petit chef-d’œuvre : c’est l’histoire d’une association de paysans qui veulent mettre leur travail en commun, à l’exemple des ouvriers de la ville. Ils ont entendu parler des promesses des tribuns, ils croient naïvement que l’association est une sorcière ou une fée qui va leur prodiguer des trésors. L’association, qui oserait le