Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 11.djvu/576

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Tel est le secret de cette apparente indifférence qui frappe M. Dufaure, qui trouble M. de Falloux ; telle est la cause intime de cette divergence croissante dont on est si péniblement offusqué, lorsque l’on compare, comme nous l’avions essayé plus haut, la marche du parlement et celle du pays. Le pays s’en tient à cette espèce de syncrétisme politique dont tant de révolutions successives lui ont donné le sens et le goût ; il n’a plus, il ne peut plus avoir de foi dans « les principes fixes. » Il a été désabusé par l’expérience de trop de gens qui se disaient nécessaires, de trop de choses qu’on lui disait providentielles ; il ne lui plaît plus guère d’être gouverné pour l’honneur d’un système ou pour celui d’une dynastie ; il ne désire que d’être gouverné selon les lois et les commodités de sa propre existence ; il le désire ardemment. Ce sont là les conditions qu’il veut qu’on mette les premières, et non pas de savoir qui l’on satisfera en le servant, quelle doctrine ou quelle race. N’objectez pas que de cette satisfaction accordée à qui de droit dépend l’assiette du bon gouvernement ; renversez les termes, faites d’abord le bon gouvernement, le gouvernement « sous lequel on vivra, on travaillera, on prospérera, » et le régime qui l’aura fait, ce sera le bon régime. Le pays est entré dans cette large carrière ; il y trace vigoureusement son sillon. On peut craindre malheureusement que l’assemblée n’aille tout au rebours du pays : elle ne le précède pas, elle ne le suit pas ; elle est sur la pente contraire. Elle souhaite consciencieusement le bien, le salut commun ; mais, au lieu de s’appliquer tout de suite à la recherche du salut que la France implore, elle se consume à discuter au profit de quel sauveur le salut lui-même tournera. Nous sommes loin de dire que ce qui lui importe le moins, c’est ce qui nous importe le plus ; elle est aussi préoccupée que la masse entière des populations de la nécessité souveraine d’arriver à mieux que ce qui est, mais elle a sur le point de savoir quels seront les artisans d’un mieux si enviable des partis-pris que la masse n’épouse pas à beaucoup près si vivement.

Ainsi s’opère de plus en plus entre le pays et le parlement cette sorte de désagrégation qui dissout toujours à la longue l’indispensable commerce des représentans avec les représentés. M. Barrot, qui n’a jamais eu plus évidemment que dans ces derniers jours la parole pleine et juste d’un homme politique, M. Barrot le disait bien : « Il ne faut pas juger de l’état du pays par nos propres débats ; il ne faut pas supposer que la même fièvre politique agite les populations. » Lorsqu’il existait un pays légal, lorsque les députés n’avaient à correspondre directement qu’avec deux cent mille électeurs, il était déjà facile d’observer à la fin des législatures une sorte d’épuisement du corps représentatif qui ne communiquait plus aussi étroitement avec l’esprit de ceux dont il tenait son mandat ; on ne doit pas trouver extraordinaire que cette dissidence apparaisse plus vite, lorsque le corps électoral est composé de six millions d’hommes. Ajoutez enfin que tandis que le corps électoral a grandi de telle sorte que la rapidité de ses métamorphoses est jusqu’à certain point accrue par l’augmentation de sa masse, le parlement devient, de son côté, plus immobile ; il s’enferme davantage en lui-même, grace à la permanence des sessions. M. Barrot l’a dit aussi avec un sens profond, et nous aimons à citer ces jugemens qui éclairent à la fois l’état présent de notre législative et les vices intimes de notre constitution : « C’est une suite inévitable de la permanence qu’à votre insu, malgré vous, vivant dans cette atmosphère des passions