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— L’ami lui ai-je dit, je suis envoyé en courrier extraordinaire au commandant du fort de Villegas pour un message de vie ou de mort ; mon cheval est rendu de fatigue, et une botte de cette luzerne que vous me laisserez prendre lui rendra les forces sans lesquelles il ne pourrait arriver cette nuit ; autrement le fort sera pris. Je prévoyais la réponse : le faucheur me dit que mon cheval arriverait encore plus vite, s’il mangeait ailleurs, parce que… parce que la luzerne était verte et humide de la rosée de la nuit. — C’est bien, répondis-je ; j’emporte le chapeau d’un sot. — En disant ces mots, je lui arrachai son chapeau de mascarade, et il n’était pas revenu de sa stupéfaction, que déjà je galopais pour vous rejoindre et vous convaincre que le faucheur de nuit n’est qu’un homme payé pour empoisonner les champs d’alfalfa dans le,voisinage des postes insurgés. D’ici à une demi-heure, nous irons voir en quel état se trouve le cheval qui a mangé sa ration de luzerne.

L’événement confirma de tout point l’assertion du chercheur de traces. Le pauvre animal ne tarda pas à expirer dans les convulsions du poison, et un immense brasier consuma bientôt sur la place la dernière parcelle du fourrage qui, sans l’intervention d’Andrès, eût été si fatale à la cavalerie de Teran.


IV. – LE PLAYA-VICENTE.

En arrivant, après mille dangers, à Tehuacan, Andrès et Berrendo s’étaient vainement flattés de continuer en paix la lutte courtoise dont Luz devait être le prix. Moins de huit jours après leur arrivée à Tehuacan, nous les retrouvons chevauchant tous deux seuls cette fois à une soixantaine de lieues de là, sur les limites de l’état de Oajaca et de celui de Vera-Cruz.

La saison des pluies avait commencé, et le pays qu’ils traversaient offrait l’aspect le plus triste et le plus étrange. Du cerro Rabon, l’un des points les plus élevés de la sierra Madre, coulent une quantité considérable de cours d’eau qui ne tardent pas à se réunir en une masse bientôt divisée elle-même en douze fleuves distincts ; le rio de Playa-Vicente occupe un des premiers rangs de ce magnifique faisceau de fleuves. Le lit de ces cours d’eau était devenu trop étroit pour les contenir, et leurs flots débordés avaient transformé le pays en un lac immense aux eaux troubles, au-dessus duquel surgissaient, comme des navires à l’ancre, les clochers des haciendas inondées.

Au milieu d’étroites bandes de terrains noyés, semblables à des chaussées ménagées sur ce grand lac, les chevaux des deux aventuriers n’avançaient qu’avec peine et enfonçaient dans la fange jusqu’au