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À ces mots, le cavalier, qui s’éloignait au petit pas, craignant de fouler les passans peu empressés à se ranger devant son cheval, tourna la tête, et il rencontra la main que lui tendait amicalement celui dont la voix venait de s’élever en sa faveur. Ce personnage portait le grand chapeau à la Basile, le manteau noir et le col brodé de bleu des chanoines espagnols.

— Ne vous fâchez pas, dit-il à l’étranger ; ces pauvres gens tiennent à toutes les pratiques de leur religion comme à l’indépendance de leur pays : c’est une partie de leur patriotisme.

Le cavalier salua et reprit sa route ; de son côté, le chanoine lui répondit par un geste de la main. Comme il s’en retournait pour aller reprendre sa place sur le banc de bois où il fumait tranquillement sa cigarette, il heurta une jeune fille, qui, pendant sa conversation avec le cavalier ; s’était tenue immobile derrière lui.

Ahi ! Rosita, lui dit-il avec vivacité, que faisais-tu là, fillette ? Va donc, il sied bien à une enfant comme toi de courir les magasins !

La jeune fille, un peu honteuse, se hâta de cacher ses traits sous les plis de son voile noir. La tête bien enveloppée du rebozo qui masquait tous son visage à l’exception de l’œil droit, le corps serré dans la saya de satin à petits plis qui l’enfermait comme un fourreau, elle se glissa dans la foule, à peu près comme une couleuvre se perd dans les hautes herbes.

L’angelus avait annoncé le coucher du soleil ; avec la nuit, la masse des promeneurs devenait plus intense. Autour de la fontaine qui marque le milieu de la grande place, les vendeurs d’eau se pressaient plus nombreux ; ils remplissaient à la hâte leurs barils, les chargeaient sur leurs ânes, sautaient en croupe, et se répandaient drus tous les quartiers de la ville. Les marchands de fruits et de légumes multipliaient leurs apostrophes aux passans. Ils s’allumait autant de cigares dans cet étroit espace que d’étoiles au firmament. Les hommes, drapés de manteaux amples et légers, causaient de ce ton vibrant et grave qui fait mieux ressortir la sonorité de la langue espagnole ; les femmes, vêtues du costume national que nous venons de décrire, la face voilée, le corps emprisonné dans une jupe étroite et élastique, erraient à travers les groupes d’un pas à la fois nonchalant et svelte. On eût dit un de ces jours de carnaval où les dominos se mêlent à la foule des spectateurs et des curieux, et pourtant rien ce soir là n’était changé à la vie habituelle de cette population étrange où les femmes semblent courir les aventures et les hommes attendre avec une dignité solennelle qu’une voix amie ou inconnue leur jette à l’oreille quelque douce appellation. Au murmure des conversations, au bruit des souliers de satin effleurant le sol, se mêlait sur plusieurs points le flonflon des guitares qui bourdonnaient sourdement comme les cigalons de Provence à travers