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rendre sévère l’aspirant anglais, enfant de douze ans aux blonds. Les rameurs se mirent en devoir d’exécuter cet ordre ; mais Rosita s’accrochait aux bancs de la yole, se débattait de toute sa force et criait qu’elle voulait absolument aller à bord. Dans son exaltation, elle parlait de don Patricio, de son amour pour lui, des quarante mille piastres qui lui tombaient du ciel… C’était peine perdue : ni le midshipman ni ses matelots n’entendaient un seul mot d’espagnol. Eussent-ils compris les paroles, ni sa douleur, ni ses larmes n’auraient pu les fléchir. Cédant enfin à la pression des bras vigoureux contre lesquels elle luttait en vain et qui modéraient leur force pour ne pas la blesser, Rosita dut lâcher prise ; le plus ancien des rameurs la prit dans ses grandes mains et l’emporta comme un enfant sur l’extrémité du quai ; puis il la poussa légèrement, du côté de la terre en lui disant : Run, miss ; courez, mademoiselle. Le commandant passait. Rosita saisit la basque de son habit ; il lui lança un coup d’œil si froid et si hautain qu’elle recula d’un pas et tomba épuisée sur le rivage. Les rameurs levèrent leurs avirons pour saluer leur capitaine, qui prit place à l’arrière de la yole sur son tapis d’honneur. Cinq minutes après, le frêle canot, emporté par six rames longues et flexibles, touchait le bord de la frégate. Le grand navire livra ses voiles au souffle de la brise ; il s’inclina d’abord comme pour saluer ce doux rivage du Pérou, se redressa majestueusement, puis s’éloigna vers la haute mer.

Plongé dans une morne stupeur, Rosita considérait avec un déchirement de cœur inexprimable la belle frégate qui emportait don Patricio. Il lui semblait que l’équipage, par ses cris joyeux, insultait à sa douleur ; le bruit même de la vague ne répétait-il pas ce mot fatal : Il est parti ! Et pourtant elle restait clouée sur le sable de la plage, n’espérant plus, mais regardant encore. Ce fut là que le chanoine don Gregorio la retrouva une heure après le départ de la frégate. Le padre s’était mis en quête de la Rosita ; il l’avait demandée à sa mère, qui, moins que personne, savait ce qu’elle était devenue. Craignant tout de cette petite tête exaltée, il monta à cheval et vint droit au Callao. Des qu’il aperçut la jeune fille immobile sur le rivage, il s’approcha d’elle et lui dit avec douceur : Allons niñita, retournons en ville…, ta mère t’attend.

— Là-bas, là-bas, répondit Rosita sans se détourner ; il est là, parti, parti pour toujours !…

— Viens, fit le padre en la prenant par la main, viens te reposer, ma fille ; tu souffres !…

— Laissez moi, cria la jeune fille, je ne veux pas aller avec vous ! Qui sait s’il ne va pas revenir ?… Padre, il va peut-être revenir pour m’épouser, maintenant que je suis si riche ! Ah ! Patricio, vous me donnerez le bras sur l’Alameda… ; quarenta mil pesos !