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Don Gregorio essaya vainement de se faire écouter ; la Rosita l’interrompait à chaque parole et prononçait avec une volubilité effrayante des phrases sans suite. Il prit le parti d’attendre que l’accablement succédât à ce paroxysme d’agitation. En effet, après les cris vinrent les larmes : Rosita, plongée dans un morne silence, regardait toujours la mer, mais sans la voir et sans entendre le bruit que faisait autour d’elle la foule assemblée. Sollicitée encore par le padre de revenir près de sa mère, elle le suivit machinalement. Don Gregorio la fit monter dans une voiture pour la transporter à Lima.

Malgré tous les soins que lui prodigua le padre, jamais Rosita ne put recouvrer l’usage de sa raison. La fortune que le hasard lui avait si inopinément envoyée ne servit qu’à la rendre folle et à lui procurer quelques douceurs dans l’hospice d’aliénés où elle devait passer le reste de ses jours. Quand je visitai cet hospice, don Gregorio, qui m’accompagnait, me la montra ; ce fut lui aussi qui me conta son histoire telle que je la rapporte ici. La Rosita, toute folle qu’elle était, reconnaissait immédiatement les Européens ; elle les suivait et s’approchait d’eux avec une émotion visible. Toutes les fois qu’on parlait auprès d’elle une langue étrangère, elle se mettait à pleurer et demandait à voix basse si la frégate était revenue au Callao. Quelquefois on la conduisait jusqu’au bord de la mer ; arrivée sur la plage, elle regardait attentivement, puis secouait la tête ; et demandait à retourner dans sa triste prison. Voilà quinze ans qu’elle y est entrée ; combien de pays a visités le lieutenant Patrick depuis qu’elle ne compte plus parmi les vivans, depuis qu’elle a cessé de parcourir librement les sentiers fleuris qui se croisent en tous sens dans la vallée de Lima ! Ah ! don Patricio, disait souvent le chanoine Gregorio en jetant sur la Rosita un regard douloureux, on vous tient dans le monde pour un homme honnête ; votre conscience est en repos…, et pourtant voilà votre ouvrage !


TH. PAVIE.