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grands esprits de tous les temps ne méritent pas notre dédain, et d’ailleurs nous aurions beau détourner les yeux de ces problèmes, nous ne réussirions pas à les oublier. La philosophie est aussi nécessaire à la vie de l’intelligence que l’air aux poumons. Il n’est pas plus facile d’éluder la pensée que d’éluder la respiration. Je suis donc très loin de blâmer le choix de M. Sainte-Beuve, je ne lui reproche pas d’avoir entrepris l’histoire de Port-Royal ; je lui reproche de ne l’avoir pas traitée aussi sérieusement, aussi complètement que nous devions l’espérer. Son tort n’est pas d’avoir réveillé les querelles de la grace et de la prédestination, mais de n’avoir pas montré assez clairement comment la grace et de la prédestination, en abolissant la responsabilité, abolissent du même coupe la moralité. L’analyse même de son œuvre et les objections que j’ai produites prouvent assez toute l’importance que j’y attache. J’aurais souhaité que son histoire de Port-Royal fût conçue d’une manière plus large, plus conforme à la nature du sujet. Il s’est trop défié de l’intelligence et de l’attention de ses lecteurs ; il a craint de fatiguer leur patience, et s’est efforcé de les intéresser en leur racontant la vie de la mère Angélique, de Saint-Cyran et de Pascal, au lieu d’exposer la doctrine de Jansenius et de saint Augustin. Il a craint de faire un livre ennuyeux, et, pour éviter ce danger, il a tourné autour du sujet qu’il avait choisi. En pénétrant au cœur même de la question théologique et philosophique, il eût agi plus sagement. L’ennui n’était pas à redouter, car toute vérité clairement exposée, sérieusement discutée, est sûre d’intéresser.

Le Tableau de la poésie française au seizième siècle, publié il y a vingt-trois ans, révèle chez l’auteur une rare finesse d’intelligence et un goût ardent pour l’érudition. Cette époque si curieuse de notre histoire littéraire n’avait jamais été traitée avec autant de sagacité. M. Sainte-Beuve, encouragé par les conseils d’un savant modeste et laborieux, M. Daunou, se proposait d’abord de suivre le programme tracé par l’Académie française et d’écrire un discours sur l’état de notre littérature pendant le règne des derniers Valois. Heureusement il comprit bientôt qu’une telle besogne ne le mènerait à rien ; au lieu d’écrire un discours, il résolut d’écrire un morceau d’histoire. Il aurait pu, comme tant d’autres, assembler des phrases élégantes, des périodes nombreuses sur des faits mal connus et mal définis. Il a renoncé à la pompe oratoire pour étudier patiemment les théories et les œuvres littéraires du XVIe siècle. C’est, de sa part, une preuve de bon sens dont je lui sais gré. Ce livre, éminent, comme bien d’autres livres du même ordre, a été jugé d’une façon singulière. Tandis que les hommes du métier prenaient la peine de le lire avant de se prononcer, la foule de beaux-esprits qui tiennent le dé dans les salons se prononçait sans