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nombreuses cités émaillant de leur teinte grise le vert continu du paysage ; de longues lignes droites ou brisées nous représentaient les routes et les rivières, si multipliées dans ce riche et plantureux pays. Les villes et les villages que nous laissions à droite et à gauche nous envoyaient du haut de leur clocher des jets de lumière qui, quoique affaiblis par la distance, nous atteignaient avec une intensité suffisante pour éveiller notre attention. Nous franchissions des espaces immenses ; le panorama majestueux continuait à dérouler ses surprises à nos regards ravis : nous suivions très distinctement les bords de la Meuse, nous distinguions la ville et le pont de Namur ; mais bientôt la perspective se troubla, tous les objets rentrèrent dans un vague de lignes mal définies, de contours sans précision. Les Alpes aux sommets dentelés reparurent à notre droite ; nous voyions en même temps les Vosges, qui sembleaient continuer cette chaîne de montagnes de glace. Nous montions toujours. L’expansion progressive du gaz, produite par la diminution de la pression atmosphérique et par sa dilatation sous l’intensité des rayons solaires, nous poussait en avant. Loin de nous inquiéter de cette course verticale, captivés comme nous l’étions par les merveilles de la nature, nous nous surprîmes à aider nous-mêmes à cette surexcitation de la force sans frein qui nous emportait au plus haut de l’espace. Nous cédâmes, M. Godard et moi, au besoin impérieux de lancer par-dessus le bord de la nacelle quelques poignées de lest. Peut-être serions-nous montés plus haut encore, si le tableau que nous avions sous les yeux, diminuant son cadre et tournant à la miniature, ne nous avait avertis que nous allions rompre le charme de notre vision, courir quelques nouveau danger, et qu’il était temps de s’arrêter.

Bientôt même il me sembla que la descente était devenue un problème ; les détonations qui nous avaient surpris à notre seconde ascension se firent entendre avec plus de violence : l’anxiété me reprit au cœur, un morne silence s’établit ; le sentiment de mon impuissance me rendait muet et immobile. M. Godard, impatient, s’élança aussitôt sur le cercle qui retient le filet, il plongea ses regards dans l’intérieur du ballon, puis il examina d’un coup d’œil rapide l’appareil extérieur. Filet, taffetas, soupage, tout est en ordre, s’écria-t-il, nous n’avons rien à craindre. Redescendu dans la nacelle, il me dit comment les rafales du vent comprimaient l’étoffe, qui, reprenant ensuite sa tension, venait bruyamment frapper le filet ; mon inquiétude cessa devant cette explication très simple. Nous étions alors à notre plus grande élévation, à 6,310 mètres ; il était neuf heures quarante minutes, et le thermomètre marquait 3 degrés au-dessous de zéro.

M. Godard me dit que dans aucune de ses ascensions il n’avait ressenti rien de semblable à ce que nous éprouvions ; son frère et lui furent