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la rue, triste ressource devant laquelle reculent presque toujours les amis de l’ordre et de la légalité !

Le gouvernement provisoire de Vaud, une fois installé, usa sans aucun ménagement de ses pleins pouvoirs pour destituer tous les fonctionnaires qui ne s’empressèrent pas de faire acte de soumission dévouée. C’était un moyen sûr de satisfaire beaucoup de rancunes et de jalousies qu’on rattachait ainsi au nouvel ordre de choses, et l’on avait de cette façon des places à offrir comme récompense au zèle des uns, comme appât à la cupidité des autres. « Les grandes choses, avait dit M. Druey, ne se font pas avec la raison seulement, mais avec les passions, et non pas seulement avec les passions généreuses, mais avec les passions basses et haineuses. » Ce précepte fut fidèlement suivi les accusations les plus fausses et les plus perfides servirent de motifs pour se débarrasser de tous les hommes dont on redoutait le talent et la haute moralité. On cassa de nouveau l’académie de Lausanne, mais cette fois ce n’était pas pour la reconstituer sur des bases meilleures : on voulait frapper l’aristocratie de l’intelligence dans sa place forte et radicaliser les sources de l’enseignement.

Le grand conseil constituant, élu sous la pression des assemblées populaires et de la licence démagogique, entendit émettre dans son sein les propositions les plus subversives. L’organisation du travail et les idées communistes y trouvèrent d’ardens défenseurs, au nombre desquels figura d’abord M. Druey ; l’opinion publique n’était pas favorable à ces théories, quoiqu’elle eût trouvé bon d’y puiser des armes contre les aristocrates. Un pays essentiellement agricole, où la division de la propriété existe depuis long-temps, ne se prête pas volontiers à l’application du communisme. De nombreux petits propriétaires plus ou moins obérés peuvent se laisser séduire au premier abord par l’espoir de se libérer et de s’arrondir aux dépens de quelque riche voisin ; mais, dès qu’il s’agit de leur propre bien, ils repoussent avec effroi toute idée de partage. Les projets de ce genre qui essayèrent de se faire jour furent donc aussitôt écartés, et le gouvernement révolutionnaire dut les désavouer hautement. M. Druey, avec sa souplesse habituelle, s’empressa de faire volte-face et protesta contre toute atteinte au droit de propriété ; il alla même plus loin : il fit expulser du canton Wilhelm Marr, le rédacteur des Feuilles du temps actuel, et dissoudre une société d’ouvriers allemands qu’à tort ou à raison il accusa d’être des communistes. De telles contradictions semblaient devoir compromettre son influence ; mais, à ceux qui les lui reprochaient, il répondait en plaisantant qu’il ne regardait pas en arrière, comme fit la femme de Loth, qui fut changée en sel. Il connaissait sa supériorité sur ses collègues, dont pas un n’eût osé le contredire ni contrôler ses assertions ; il agissait dans le grand conseil en véritable dictateur. « C’est le maître de la maison, dit un des pamphlets du temps ; il voit l’admiration des uns, l’ignorance de la plupart, et la faiblesse de ceux mêmes qui pourraient lui répondre, tresser à ses opinions une espèce de couronne d’inviolabilité[1]. » Tour à tour parleur infatigable dans les assemblées législatives et dans les fêtes ou banquets, journaliste verbeux, diffus, mais habile à manier le sophisme, à jeter un certain prestige sur ses déclamations triviales en y mêlant des formules philosophiques, membre actif des clubs, même les plus bas, il s’était acquis une popularité sans égale.

  1. Causeries politiques, par O. Hurt Binet ; no 2, juillet 1845.