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que les fonds ne reçoivent jamais d’application politique. Serrés autour de leur caisse centrale, les ouvriers sedanais ont accueilli peu à peu des pensées d’association qui les flattent et qui les abusent. Honnêtes et laborieux, ils répugnent à tout projet de spoliation, ils ne recherchent point l’agitation pour elle-même, ou parce qu’ils s’imagineraient pouvoir vivre sans rien faire. Que veulent-ils donc ? A quelles impulsions cèdent-ils ? En allant au fond des choses, on retrouve dans leurs opinions la trace de la doctrine de M. Louis Blanc mêlée ; peut-être à je ne sais quel lambeau de la théorie fouriériste. Exploiter le travail de la fabrique sedanaise par associations d’ouvriers après avoir indemnisé les propriétaires actuels, tel est à.peu près l’idéal auquel tendent ici les aspirations de la masse laborieuse : Quelques créations récentes contribuent à égarer son esprit en offrant à ses yeux, sur une petite échelle, l’image de ce qu’elle désire. Ainsi les ouvriers ont établi une épicerie commune, dite épicerie sociétaire, en vue de payer moins cher les denrées de consommation quotidienne. Ils ont choisi parmi eux un gérant auquel ils allouent un traitement fixe ; ce gérant achète les marchandises en gros et les revend en détail presque à prix coûtant. Il en résulte pour les consommateurs une très notable économie. La pensée de cette création ; qui ressemble en petit à l’Humanité de Lille, est bonne ; elle est simple et elle n’était pas difficile à réaliser. Les ouvriers s’étant astreints à s’approvisionner exclusivement dans l’épicerie commune et à payer les achats comptant, il suffisait d’un très petit capital pour commencer l’opération sans avoir de risques à courir. Un tel établissement n’aurait, à coup sûr, rencontré que des sympathies, s’il ne s’y mêlait pas l’intention visible d’offrir un modèle d’organisation générale. Cette circonstance a effrayé quelques esprits et suscité les défiances de l’autorité locale. Un jour, on a fait arrêter le gérant ; on l’accusait de se livrer à une propagande anarchique et d’être un comptable infidèle. Tous les papiers de la société ont été visités sans qu’on découvrît la trace d’une propagande quelconque ; des experts ont examiné les livres et les ont trouvés en règle. L’épicerie sociétaire et son chef ont inspiré dès lors une confiance encore plus grande aux travailleurs. Ces derniers n’en ont été que plus portés à s’exagérer démesurément la signification d’une expérience aussi étroite. Qu’arrive-t-il ? On ne considère que le coin du pays sur lequel on vit, on ne se rend aucun compte des conditions générales du mouvement social, et on se figure que la France entière pourrait être organisée comme un magasin d’épicerie ? Voilà mise à nu l’erreur des ouvriers sedanais, erreur dangereuse, mais qui, tempérée par leur amour du travail et l’honnêteté de leurs sentimens par les habitudes de la vie de famille est loin de les associer à tous les rêves des écoles socialistes.