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un peu de cette gaieté native qui m’a conservé jusqu’à présent. Je souffle sur ce feu comme une vieille femme souffle pour rallumer sa lampe sur le tison de la veille. Je tâche de faire trêve aux rêves de bras coupé et de têtes cassées qui me troublent sans relâche ; puis je soupe comme un jeune homme, puis je dors comme un enfant, et puis je m’éveille comme un homme, je veux dire de grand matin, et je recommence tournant toujours dans ce cercle et mettant constamment le pied à la même place… » Un des plus charmons épisodes de cette correspondance, c’est celui où l’auteur du Pape rajeunit, avec sa fille Constance la piquante controverse des Femmes savantes. Là se fait jour sans contrainte ce qu’il y avait en lui d’aimable enjouement et de bon sens plein de grace spirituelle. L’auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg rivalise avec Molière, et n’est point battu assurément. Les Lettres de Joseph de Maistre révèlent dans leur variété un fonds natif de sympathie et de bonté, et cela aide à apprécier plus exactement la portée de quelques-unes de suis théories les plus rigoureuses : On se sent plus à l’aise, en le connaissant mieux, pour pénétrer avec lui dans cette sphère de redoutables problèmes sur l’expiation, sur le châtiment. Il est bien facile de prendre quelques pages de M. de Maistre et de dire Voilà le théoricien de la légitimité du bourreau ! Cela peut prêter à quelques laborieuses antithèses de M. Hugo dans les prétoires, où d’honnêtes magistrat : se croient tenus à des déférence pour qui les injurie et injurie la justice elle-même. En pénétrant au fond des théories de Joseph de Maistre cependant, il y a une chose bien simple : ce qu’il cherche à relever, à restaurer, c’est l’idée du châtiment. On ne remarque pas assez que partout où cette idée s’affaiblit, cet affaiblissement correspond à une altération de l’idée du juste et de l’injuste. La haine effrénée du châtiment ne signifie qu’une chose, c’est que toutes les volontés et toutes les passions de l’homme sont saintes et ont droit à se produire. Nous tombons à M. Proudhon, qui nie aujourd’hui le principe de la justice sociale, et accorde à chacun la juridiction souveraine sur lui-même. Singulier sophiste : pensez-vous abolir pour cela la loi du châtiment ? Elle s’appliquerait plus que jamais, seulement au hasard et d’une manière gigantesque. Les hommes l’accompliraient sur eux-mêmes en s’entr’égorgeant. Voilà ce qu’entre ( ?) Joseph de Maistre et ce qui le rejetait vers le point le plus opposé. En relisant ses pages d’autrefois, on aime à les éclairer par quelqu’une de ses lettres à sa fille, quand il dit : « Je te serre avec mes vieux bras sur mon jeune cœur ! » ou bien encore : « Je crois entendre pleurer à Turin !… »

Si le caractère et le génie de Joseph de Maistre s’éclairent d’une noble lumière au contact de ses plus violens adversaires, peut-être sa rare nature d’homme et de penseur ne ressort-elle pas moins à côté de ceux dont il sert les intérêts ou qui s’attachent servilement à ses idées au risque de les travestir. Il se distingue des hommes de son propre camp par une certaine manière inimitable d’agir et de juger qui ne se prête guère aux vues étroites des partis ; il suit les mouvemens avec un esprit intéressé à ce puissant spectacle et libre de puérils préjugés. Ses préférences ne troublent pas sa sagacité supérieure. Voyez-le se plaçant en face de la figure de Napoléon en 1804 ! Tandis que les royalistes de son temps, répandus en Europe, s’amusent de la farce impériale, tonnent contre l’usurpateur, lui, d’un œil ferme, il envisage toutes les éventualités, même celle où la maison de Bourbon serait usée ; il voit dans l’empereur l’homme