Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 11.djvu/986

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

singân. Ce lieu était complètement inhabité. Pour avoir des provisions, il fallut que le meïmandar envoyât son frère, avec quelques cavaliers dans un village caché derrière la montagne qui était voisine. Les rayas persans se dérobent ainsi, du mieux qu’ils peuvent, aux regards des voyageurs. Ils espèrent, en plaçant leurs demeures dans le fond des ravins ou derrière un rideau de montagnes, échapper aux exactions dont ils sont si souvent victimes. C’est ce qu’avaient fait ceux du voisinage de Passingân. Quand ils virent arriver nos ferrachs et nos goulams avec un firman royal pour tout paiement, ils ne voulurent rien entendre. Le frère du meïmandar, tenant à honneur de faire respecter les ordres dont il était porteur, voulut employer la force. Les habitans du village résistèrent. On se battit, et le pauvre Méhémed-Khan, chargé de la désagréable commission que lui avait confiée son frère, revint avec la mâchoire cassée. Il ramenait en outre deux de ses cavaliers grièvement blessés. Cependant, grace à un secours envoyé à temps, les gens du meïmandar purent se tirer des mains des villageois et nous rapporter les provisions nécessaires. Il est probable que ces pauvres diables eurent à payer plus tard bien cher leur incartade.

Le surlendemain, nous entrions dans Kachân. Cette ville est remarquable par ses fabriques, d’où sortent des étoffes de soie brochée, des satins, des brocarts d’un très beau travail et d’une solidité parfaite. On y fait aussi des velours et des châles ordinaires ; mais les importations anglaises, qui gagnent toujours du terrain en Perse depuis une trentaine d’années, ont porté aux manufactures de Kachân un coup mortel. On n’y compte plus qu’un petit nombre de métiers en activité ; on n’y trouve plus de ces fabriques employant mille ouvriers comme il y a deux siècles. Ce triste résultat est dû à l’introduction forcée de marchandises d’Europe qui se vendent à un prix inférieur à celui des produits nationaux. La Perse a essayé long-temps de lutter contre cet envahissement du commerce européen ; mais, vaincue par la ténacité, la persévérance des intéressés et par l’intimidation à laquelle ils ne se sont pas fait faute de recourir, elle a cédé. Elle a ouvert les portes de ses bazars, abaissé les tarifs de ses douanes devant les ballots de toute sorte à l’entrée desquels les agens diplomatiques prêtaient depuis long-temps l’appui de leur influence. — Anomalie bizarre, tandis que les Persans sont accablés d’impôts prélevés sous toutes les formes, il n’y a, pour les marchands européens en Perse, ni douanes, ni patentes, ni contributions de aucune espèce ! Ils peuvent à leur aise inonder la Perse de produits étrangers, et ruiner par la modicité de leurs prix, l’industrie nationale de ce pays. — C’est toujours par là, quand ce n’est pas par une conquête territoriale, que l’on commence ce grand œuvre qu’on est convenu d’appeler civilisation. N’est-il pas triste cependant de voir en Asie se perdre et disparaître l’une après l’autre, d’année en