Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 8.djvu/1037

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dant, elle profite de son repos et de son calme, elle oublie le plus qu’il lui est possible, elle crée des entreprises pour l’exploitation de tous les élémens, elle tâche de faire sa fortune et d’en jouir vite ; elle va à la Bourse, et se repose de ses émotions en s’informant des actrices qui partent ou qui reviennent, des causes de leur fuite ou de leur retour. Il y a ainsi deux parts dans notre existence actuelle, — l’une remplie par toutes les préoccupations des affaires extérieures et de la guerre, l’autre perdue dans tous, les soins matériels et les futiles entraînemens. Entre ces deux points extrêmes, n’aperçoit-on pas un vide, — ce vide que laisse toujours l’absence d’une activité réglée appliquée aux intérêts les plus sérieux et les plus élevés d’un pays ?

Mettons donc toujours de côté, comme il est juste, tout ce qui touche à ces grandes questions internationales et au mâle héroïsme de nos soldats. Dans ce qui reste de nos mœurs intérieures, dans ce monde ainsi fait, plus accoutumé aux jeux capricieux de la fortune qu’à l’idéal, dévoué à la passion du bien-être et des jouissances matérielles bien plus qu’à une pensée sérieuse dans ce monde de frivolité et de calcul, de recherches factices et de fausses élégances, certes un moraliste ou même un politique pourrait aller puiser sans effort le conseil de plus d’une page saisissante. Sans pénétrer si profondément, un écrivain vient d’y trouver le sujet d’un récit, — la Robe de Nessus, — qui reflète en courant tout un côté de la vie actuelle, avec ses personnages, ses épisodes et ses mœurs. La Robe de Nessus de M. Amédée Achard nous montre dans un de ses derniers aspects ce roman moderne, qui n’est plus déjà ce qu’il fut, et qui n’est point encore ce qu’il redeviendra quelque jour. Le roman autrefois, il y a moins de dix ans, avait conquis sa place dans le journal ; il y régnait en souverain, il y était fêté. Il a été quelque peu banni depuis, mais il n’est pas redevenu simplement un livre, — et en attendant, s’il s’obstine encore par habitude dans le journal, c’est pour s’y traîner sans éclat, d’une façon obscure ; s’il tente la fortune du livre, c’est sous la forme la plus vulgaire, presque sur ce papier brouillard des éditions mal venues. Le conte nouveau de M. Amédée Achard, par l’esprit, par l’observation, par la peinture d’une situation vraie, tranche aisément avec la plupart de ces fictions sans originalité et sans grâce. Sous cette trame légère, il y a une idée qui ne manque pas de nouveauté. Quand on s’est laissé entraîner dans les régions du vice élégant et des acres voluptés, est-il possible de revenir sur ses pas ? En un mot, quand on s’est laissé envelopper de cette robe de Nessus, de toutes les séductions et de tous les plaisirs défendus, peut-on s’en dépouiller comme on fait d’un vêtement hors de saison ? L’auteur ne le croit pas, et il raconte cette éternelle histoire en la plaçant dans le cadre de la vie moderne, en personnifiant son idée dans un jeune homme, Léon Chapui, fils prodigue et ardent d’un père qui a vécu par le travail, qui a gagné une immense fortune par l’exactitude, la ténacité et l’intégrité des mœurs. Léon Chapui cédera à la fascination ; il laissera s’enfoncer dans son âme l’hameçon cruel de l’amour d’une danseuse. Une fois subjugué, dominé et enlacé dans les replis du serpent, tout est fini pour lui. Marié par sa mère mourante avec une jeune femme simple et belle, il s’échappera bientôt avec celle qui n’a cessé d’avoir l’œil sur lui, et s’il revient au foyer, ce sera l’âme pleine encore de l’image qu’il s’efforce en