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vain d’oublier. C’est dans un récit rapide, souvent ingénieux et trop peu concentré, que M. Achard raconte cette histoire. Et en vérité, dans ces pages mêmes, ne peut-on pas apercevoir un autre trait de mœurs contemporaines auquel l’auteur n’a point songé peut-être ? M. Chapui le père sera le type de cette bourgeoisie vigoureuse qui a conquis son rang par le travail, par le mâle exercice de toutes les vertus pratiques. Léon Chapui sera le type de ces enfans dégénérés d’une forte race, qui prodiguent la fortune de leurs pères sans avoir recueilli leur esprit et sans continuer leurs traditions. Ils dissiperont dans l’oisiveté et dans toutes les fantaisies corruptrices ce qui a été acquis par un labeur patient et obstiné, — non-seulement la fortune matérielle, mais encore le crédit, l’autorité, l’influence. Tandis que leurs pères intervenaient partout avec la force d’une classe qui s’élève et qui se fonde, ils contracteront rapidement les vices des noblesses en décadence, — et tandis qu’ils resteront eux-mêmes inactifs, ils ne s’apercevront pas qu’il y a d’autres classes qui montent à leur tour, qui vont leur disputer leur place et leur ascendant. C’est là le mystère des destinées de la bourgeoisie en France, et voilà cependant comment un conte rapide, un récit tracé d’une main légère peut ramener aux plus délicats et aux plus profonds problèmes de la vie sociale de notre temps.

N’est-ce point là, au surplus, ce qui fait le charme sérieux et élevé des choses littéraires ? Les œuvres de l’esprit ne sont point indépendantes du mouvement au sein duquel elles se révèlent. Si humbles qu’elles soient, elles en sont l’expression, elles l’éclairent toujours par quelque côté, elles se mêlent aux phénomènes sociaux qu’elles complètent ou qu’elles commentent, et à côté de ceux-ci elles sont un des élémens de ce vaste et libre tableau d’un temps. Entre la vie idéale et la vie réelle, entre la littérature et les mœurs, il y a un échange permanent d’influences. C’est à saisir ces fils secrets, ces mille rapports indistincts que s’emploie une critique qui n’est pas seulement l’analyse abstraite d’une œuvre d’art. De là vient encore que la critique n’est point elle-même une œuvre aussi aisée et aussi peu féconde que semblent le croire ceux qui ont intérêt à méconnaître son caractère : elle a son originalité, son genre d’invention, sa nouveauté d’observation ; c’est un travail permanent de découverte, un voyage à travers toutes les choses de la pensée et du monde moral. Et pour ne se point perdre dans ce voyage, il faut la sûreté de l’intelligence, le savoir, la pénétration. M. Jules Janin, pour sa part, a accompli son voyage dans le monde dramatique, et il n’a point fini. Il est un de ceux qui ont suivi avec le plus intrépide héroïsme les destinées du théâtre contemporain, et tout ce qu’il a écrit, tout ce qu’il a pensé, il l’élève au rang d’une Histoire de la Littérature dramatique. Il fait, lui aussi, son monument. Quand M. Jules Janin écrit le mot d’histoire sur ses pages, il faut s’entendre ; c’est une histoire telle que peut la faire l’imagination la plus vive, la verve la plus souple, l’esprit le plus prompt à tout saisir. Qu’on ne demande pas à l’historien de la littérature dramatique des nomenclatures, des classifications méthodiques. Il raconte les impressions du moment, et se laisse aller au courant de toutes les mobilités, de toutes les diversités du temps où il vit.

Depuis le jour où M. Jules Janin s’est dit que tout ce monde de l’imagi-