Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 8.djvu/1052

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

soustraire au joug insupportable de la servitude, préfère souvent aller en Sibérie. Le service militaire n’en est pas moins un grand sujet de crainte pour lui; il n’y entre qu’avec une sorte de désespoir stupide. Et ce n’est pas seulement le peuple des campagnes qui offre au philanthrope un sujet d’amères réflexions; des remarques non moins sévères s’appliquent aux fonctionnaires publics russes. Que dire de leur pédantisme, de leur ambition insatiable et puérile ? Un homme sans tschin (rang) est tout aussi méprisé par les fonctionnaires qu’un serf. Seule, l’individualité énergique de l’empereur Nicolas a pu conserver la Russie telle qu’elle est. Un peu plus ou moins de ménagement, plus ou moins d’énergie auraient depuis longtemps ébranlé cet édifice. Un biographe de l’empereur Nicolas a dit qu’il était le « dernier tsar véritablement russe. » Si un jour les Slaves écrivent leur histoire, ils l’appelleront « le dernier chevalier du slavisme. » Comme chef de l’église orthodoxe d’après le dogme russe, comme représentant de Dieu sur la terre, l’autocrate s’est donné une auréole d’inviolabilité et d’infaillibilité qui l’empêche, en face de son peuple croyant, de revenir sur une faute, et c’est ainsi qu’aujourd’hui son gouvernement est obligé d’avoir recours à des faux-fuyans et à des détours non moins contraires à la dignité de la couronne qu’aux intérêts du pays. Les élémens d’un mouvement plus libéral ne manquent du reste pas en Russie. Il y a encore çà et là des loges de francs-maçons, et jadis ces loges étaient répandues sur tout l’empire. On a vu des hommes puissans sacrifier leur fortune à des sociétés secrètes. Un de ces hommes, le prince Galitzin, fut même ministre de l’instruction publique, et l’empereur Alexandre, le représentant du despotisme libéral en Russie, avait appelé dans son conseil les martinistes, autrefois tant persécutés. Des hommes considérables ont joué en Russie le rôle de prophète, et ont subi la mort des martyrs pour avoir professé des doctrines qui, malgré leur caractère abstrait, furent néanmoins avidement adoptées par les paysans. Outre les sectes de la foi ancienne (Starowerzen), il existe en Russie, d’après le publiciste viennois, d’autres sectes appelées Malabanen (buveurs de lait), Duchoborzen (lutteurs spirituels), Skoptzi (qui mutilent certains membres de leurs corps) et beaucoup de Raskolniken (hérétiques) dont le nombre, malgré la police la plus sévère, augmente continuellement. Beaucoup de catholiques, de grecs-unis, de protestans et de juifs, qui par contrainte ont adopté la religion gréco-russe, sont en secret restés fidèles à leur ancienne foi, et des renseignemens recueillis, il y a quelques années, par la presse allemande représentaient la plupart des officiers de l’armée russe comme voltairiens et athées.

Presque tous les écrits qu’on voit paraître en Autriche sur la question d’Orient (et ils sont en grand nombre) se distinguent surtout par deux traits parfaitement caractéristiques : d’abord par une sympathie réelle pour la politique de la France, puis par des assurances mille fois répétées que l’Autriche désire plus que toutes les autres nations l’affaiblissement de la Russie. A propos d’une étude publiée dans cette Revue, l’auteur de l’écrit[1], que nous venons de citer (les Résultats de la première année de la guerre) va même jusqu’à dire que la question posée dans ce travail par M. Eugène

  1. Voyez la livraison du 1er juin 1854.