Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 8.djvu/203

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
REVUE LITTÉRAIRE.
Frédéric Ozanam. — Un Pèlerinage au pays du Cid.

A l’intérêt qu’inspire le charmant opuscule dont nous voudrions dire ici quelques mots se mêle une émotion pénible : ces pages tour à tour riantes, austères, poétiques, chaleureuses, ces pages où le savant commentateur de Dante, l’éloquent professeur de la Sorbonne, l’homme excellent que nul n’a connu sans l’aimer, semble avoir en quelque sorte condensé toutes les qualités de son esprit et de son cœur, ces pages sont des pages posthumes. Celui qui les traçait d’une main déjà affaiblie par les approches de la mort n’a pas même eu le temps de les relire imprimées; il repose maintenant dans la tombe, enlevé à la fleur de l’âge dans toute l’expansion d’un talent qui grandissait chaque jour, et laissant dans l’âme de ses nombreux amis, de ses confrères, de toute cette jeunesse qui se pressait sympathique autour de sa chaire, le sentiment douloureux d’une perte à jamais regrettable pour l’enseignement et les lettres.

Il y a déjà un an que M. Ozanam n’est plus, et dans un temps où la mobilité des événemens efface si vite le souvenir des personnes, son souvenir est resté vivant au cœur de tous ceux qui l’ont approché. Depuis la notice si touchante que M. Ampère a publiée dans le Journal des Débats, il a paru sur M. Ozanam divers travaux estimables; on prépare en ce moment une édition de ses œuvres complètes, et dernièrement encore l’assemblée nombreuse et recueillie que réunissait dans l’église des Carmes un triste anniversaire attestait par sa présence que la mémoire d’un beau talent rehaussé par un noble caractère laisse des traces qui ne s’effacent pas en un jour. Sous l’impression de cet affligeant souvenir, nous éprouvons le besoin de parler de M. Ozanam à ceux qui ne Font pas connu, de dire à notre tour ce que nous aimions, ce que nous admirions en lui, et combien de mérites divers offrait cette existence si pure, si belle et si tôt brisée. M. Ozanam était de ceux qui ne sont pas appelés à vivre longtemps. Il avait la passion du travail, et le travail le tuait. Quoique le plus doux des hommes, il aurait pu dire comme Boerne, un des plus âpres écrivains de l’Allemagne : « Je n’écris pas seulement avec de l’encre et une plume, mais avec le sang de mes veines, avec la moelle de mes os, avec mes muscles, avec mes nerfs. » Il joignait une imagination ardente et colorée à l’esprit investigateur, à la ténacité consciencieuse et infatigable de l’érudit; il avait de plus une chaleur de cœur, une exaltation d’âme, un enthousiasme fébrile du bien et du beau, qui ne lui permettaient de traiter aucun sujet sans y dépenser une partie de sa vitalité; mais cette flamme intérieure toujours brûlante, qui minait et corrodait sa constitution frêle et nerveuse, faisait en même temps sa puissance comme écrivain et surtout comme professeur.

Dans cette carrière si redoutable de l’enseignement littéraire, dont les difficultés ne sont bien comprises que par ceux qui les ont expérimentées, — où il faut tant d’efforts pour arriver seulement jusqu’au médiocre, tant de qualités différentes pour atteindre au bien, et où l’excellent est peut-être plus rare que dans toutes les autres carrières, — M. Ozanam apportait un assemblage de talens acquis et de dons naturels qui devaient avant peu le placer