Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 8.djvu/595

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dis- violentes qui ont laissé plus d’une trace et fait plus d’une victime. Lorsque quelque jour on écrira l’histoire de cette mémorable année qui s’écoule et des événemens qui l’ont remplie, il s’y rattachera, si l’on veut, comme par voie de diversion, un tout petit épisode qui n’est pas absolument sans prix à plus d’un point de vue : c’est l’élargissement de M. Barbes, détenu, comme on sait, à Belle-Isle. M. Barbes a écrit à un de ses amis qu’il ambitionnait des victoires pour nos soldats ; il plaint son parti, s’il pense autrement. « Hélas ! dit-il, il ne nous manquait plus que de perdre le sens moral après avoir perdu tant d’autres choses. » M. Barbes a raison, ce serait perdre le sens moral que de ne point être de son âme avec la France sur le champ de bataille. Voilà pourquoi nous ne saurions en accuser un parti pas plus qu’on ne peut lui faire un grand mérite de ne point abdiquer le plus simple sentiment national. Quoi qu’il en soit, c’est l’expression de ce sentiment qui a valu la liberté au captif de Belle-Isle par un acte spontané de l’empereur ; mais voici où la question se complique : M. Barbes a refusé d’abord la liberté, il a écrit une lettre pour provoquer sa réintégration dans une prison. Heureusement une grâce est un acte irrévocable, et les vœux de M. Barbes n’ont pu être satisfaits. Nous n’entrerions point dans d’autres détails au sujet de la lettre de l’ancien captif de Belle-Isle, s’il n’y avait cette étrange prétention émise par tous les révolutionnaires de ne relever d’aucune justice. Leur théorie est fort simple : ni gouvernement ni société n’a le droit de les juger, le tribunal qui les condamne prévarique ; ils ne sont pas des condamnés, mais des ennemis vainqueurs ou vaincus ; la vie sociale pour eux est une bataille, voilà tout. On conçoit qu’il n’y a de place ici pour aucune grâce. Soit donc, M. Barbes est un ennemi vaincu. L’essentiel pour lui, c’est d’être libre, et nous souhaitons fort qu’il reste libre en France ou au dehors ; nous le souhaitons pour lui et pour nous. Ce ne sera peut-être pas la moindre preuve du raffermissement réel de cette société ébranlée par tant de secousses et de violences qui ont malheureusement marqué notre existence politique de plus d’une empreinte terrible.

Une des questions les plus graves et les plus délicates nées des révolutions, qui ont mis si brusquement à nu la situation morale de la France il y a quelques années, serait de savoir par quel lent et secret travail tant d’influences corruptrices ont pu s’infiltrer dans la vie des populations laborieuses, par quels moyens aussi il serait possible d’assainir et d’épurer cette atmosphère de la vie populaire. Cette question, qui a un double aspect, qui touche au passé et à l’avenir, c’est la question même de l’éducation du peuple. Là est le grand problème. Cette éducation d’ailleurs, elle ne consiste pas seulement dans ce que l’école enseigne : elle est ce que la font les tendances générales d’un temps, elle tient au degré de moralité universelle, aux impressions qui se propagent, à cette multitude de livres colportés de toutes parts, et qui sont l’unique aliment de l’intelligence de toute une race d’hommes. Ces livres forment ce qu’avec un peu de bonne volonté on nomme la littérature du peuple. Or quelle est la part d’action du gouvernement dans l’œuvre de l’éducation des masses par ce genre de livres populaires ? Quelle est même l’efficacité de cette action ? De quoi se compose en même temps cette littérature inconnue, qui existe sans qu’on la puisse saisir, qui depuis des siècles