Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 8.djvu/835

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malgré l’abus de la naïveté rustique ou de la déclamation philosophique, tous les personnages gardaient un accent de vérité. Dans Flaminio, je ne vois, je n’entends rien de pareil. On a beau me dire que l’auteur a voulu faire une œuvre de fantaisie, qu’il ne faut pas le juger d’après les lois ordinaires de la poétique : mon intelligence se refuse à le suivre dans le monde nouveau où il veut nous introduire. La fantaisie la plus hardie, la plus puissante, la plus ingénieuse ne saurait oublier qu’elle s’adresse à des hommes, et qu’elle ne peut les émouvoir qu’à la condition de leur présenter des sentimens humains. Qu’elle oublie les temps et les lieux, je le veux bien; qu’elle se joue de l’histoire, c’est-à-dire qu’elle l’ignore, je ne protesterai pas, pourvu qu’elle tienne compte de notre nature; mais si elle s’arroge le droit de fouler aux pieds tous les sentimens que nous respectons, de réduire à néant les passions qui inspirent les plus nobles dévouemens, je ne crois pas pouvoir garder le silence. Le bruit des applaudissemens n’ébranlera pas ma conviction. Or, pour moi, tous les personnages de Flaminio sont placés non-seulement en dehors de la réalité prosaïque, mais en dehors de la vérité poétique. Ils ne savent ni aimer, ni haïr, ni rêver, ni penser, ni agir. Au fond de tous ces cœurs qui ont la prétention de battre plus vite que les nôtres, de tous ces cerveaux qui se disent plus puissans que les cerveaux vulgaires, je n’aperçois qu’une vie languissante, un sang attiédi, des idées incomplètes et contradictoires. Flaminio n’est, à proprement parler, que le petit-fils dégénéré du neveu de Rameau. C’est le même mépris pour l’humanité, sans la verve de Diderot. Ce génie universel et privilégié, qui passe tour à tour du métier de modèle au métier de chanteur, qui connaît toutes les sciences sans les avoir apprises, qui a deviné tous les arts sans les étudier, ne tarde pas à nous lasser par ses éternelles vanteries. Il s’admire trop volontiers, il se loue avec trop de complaisance, pour que nous consentions à l’admirer; un peu de modestie ne messied pas, même au génie.

A quel monde appartient lady Sarah Melvil, qui s’énamoure de Flaminio ? J’admets sans hésiter que la veuve d’un pair d’Angleterre peut s’abandonner aux passions les plus romanesques; je crois que l’amour se moque de la diversité des conditions; mais je n’admets pas qu’une femme bien élevée, qui a le sentiment de sa dignité, qui sait ce qu’elle vaut, se laisse prendre aux déclamations, aux fanfaronnades d’un vagabond qui lui parle sous des habits d’emprunt, ce vagabond eût-il tenu en chef l’emploi de ténor à la Scala ou à la Fenice. Se laissât-elle égarer pendant quelques instans, l’orgueil reprendra bientôt le dessus. Il a beau dire qu’il chante comme Rubini, qu’il tire l’épée comme Saint-George, qu’il fait la mouche à trente pas, qu’il serait au besoin éloquent comme Mirabeau, ou commanderait une armée comme Condé, s’il voulait en prendre la peine : il n’y a pas dans toute cette forfanterie de quoi justifier l’amour d’une femme vraiment digne d’être aimée. Une telle passion est tout simplement impossible. Ne me parlez pas de fantaisie. La fantaisie peut se jouer de la vraisemblance dans les incidens, dans le costume, dans le paysage : dès qu’il s’agit des sentimens, il faut qu’elle se résigne à demeurer dans la vérité. Lui remontrer qu’elle s’égare lorsqu’elle méconnaît notre nature, ce n’est pas porter atteinte à ses privilèges, c’est la détourner du gaspillage de sa puissance. Et non-seulement lady Sarah ne peut aimer Flaminio, mais elle a beau affirmer qu’elle l’aime.