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M. Wagner se donne libre carrière et refait l’histoire de l’art au profit de ses prétentions de réformateur. Il y méconnaît complètement cette loi de progression qui se manifeste dans tous les travaux de l’esprit humain, et fait une querelle à la mélodie des opéras italiens de n’avoir pas revêtu, au commencement du XVIIIe siècle, les formes compliquées qu’elle a pu recevoir de nos jours ! C’est absolument comme si M. Wagner voulait que les Cimabuë, les Giotto et les Fra Angelico n’eussent pas précédé et préparé l’avènement des Raphaël et des Michel-Ange. Si la mélodie italienne, sous la main de Pergolese, de Léo, de Jomelli, de Piccinni et de Cimarosa, est bâtie sur une base harmonique si misérable qu’on peut à son gré la priver de tout accompagnement, comme l’affirme M. Wagner, c’est qu’alors cette mélodie savante était une grande nouveauté dans l’art, et qu’on était charmé d’entendre exprimer, par une voix humaine bien exercée, un sentiment vrai sous un chant facile qui en doublait la puissance. L’orchestre et l’harmonie de Jomelli ne sont déjà plus l’orchestre et l’harmonie de Pergolese, qui n’étaient pas aussi simples qu’on serait tenté de le croire, comme l’orchestre, les morceaux d’ensemble et les harmonies de Rossini ne ressemblent plus aux formes de Jomelli et de Piccinni. C’est le temps et le génie particulier de chaque maître qui ont amené successivement ces transformations dans l’art musical appliqué au drame et à la comédie lyrique, et il est aussi insensé d’exiger que le Mariage secret de Cimarosa ressemble au Freyschütz que de s’étonner que les symphonies d’Haydn et de Mozart ne contiennent pas les magnifiques développemens et l’inépuisable fantaisie qu’on admire dans les poèmes symphoniques de Beethoven. En général, la critique de M. Wagner manque de justesse, d’étendue et d’impartialité. Il confond les époques, les genres, aussi bien que le génie de chaque peuple, qui imprime à l’art cette variété de tendances qu’il faudrait créer, si elle n’existait pas dans la nature et dans l’histoire, car où est la nécessité que les productions compliquées de Sébastien Bach, ses vastes oratorios, ressemblent aux messes et aux madrigaux de Palestrina, que les oratorios bibliques de Haendel reproduisent les motets, les messes et les cantates de Scarlatti, que les opéras de Gluck ne se distinguent pas profondément de ceux de Jomelli et de Piccinni ? Ne vaut-il pas mieux que la France ait donné le jour aux charmans génies qui ont exprimé ces sentimens, tels que Grétry, Dalayrac, Méhul, Boïeldieu, Hérold et M. Auber, plutôt que d’imiter servilement les maîtres italiens ou ceux de l’école allemande ? Avec une érudition suspecte et une science plus que légère, M. Wagner tranche des questions importantes, comme celle de la non-existence de l’harmonie chez les Grecs, qui est encore l’objet de plus d’un doute de la part des hommes compétens qui l’ont approfondie, et, de ces prémisses tout arbitraires, M. Wagner tire des conséquences qui ne le sont pas moins.

Une des idées les plus contestables de la théorie de M. Wagner, c’est de prétendre que la poésie qui s’allie à la musique et qui lui sert de fil conducteur doit avoir au moins une part égale d’importance dans la fusion harmonieuse des deux élémens. Comme l’a très bien remarqué M. Hiller dans les deux excellens articles que nous avons déjà cités, cette égalité d’influence est impossible dans le drame lyrique, où la musique joue le principal