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et de divagations symphoniques, M. Wagner méconnaît la puissance créatrice du génie italien, génie sain et grandiose, qui a su réunir l’ordre à l’inspiration la plus haute, et qui a eu de l’imagination jusque dans les sciences mathématiques et dans le droit ; il méconnaît les dons de cette race privilégiée qui a civilisé l’Europe et enseigné la musique à l’Allemagne ! Poussé, exalté par une petite cabale de Teutons furieux, qui ont pris certaines parties malades des dernières productions de Beethoven pour l’arcane d’une nouvelle évolution de l’art musical, M. Wagner a rompu tout lien avec le sens commun et la grande tradition de l’école allemande, et il s’est constitué le prophète obscur d’un avenir impossible. La leçon qu’il vient de recevoir à Paris est rude, mais juste et salutaire. On dit vulgairement que, si le ciel tombait, il y aurait beaucoup d’alouettes de prises ! Nous pouvons assurer que la chute du Tannhäuser a tué en germe un grand nombre d’imitateurs de M. Wagner, qui eussent été heureux de masquer leur impuissance en professant de mauvais principes. Il y en a jusqu’à trois que je pourrais citer qui déjà se disposaient à se frapper le front en s’inclinant devant la grande mélodie de la forêt, dont leurs propres œuvres portent plus d’une trace. Ils se raviseront maintenant et crieront : Haro sur le baudet ! car ce sont d’habiles politiques.

Quant à nous, humble adorateur des belles choses, qu’il nous soit permis encore une fois de nous réjouir d’un événement qui confirme la vérité des doctrines que nous professons ici depuis une quinzaine d’années. Ces doctrines, nous ne les avons pas inventées, nous les avons dégagées de l’histoire et des chefs-d’œuvre du génie, et on est fort quand on peut s’appliquer ces belles paroles de l’évangéliste : « Celui qui parle de soi-même cherche sa propre gloire, mais celui qui cherche la gloire de celui qui l’a envoyé est véridique, et il n’y a point d’injustice en lui[1]. »

Au cinquième concert du Conservatoire, l’un des plus intéressans de l’année, on a exécuté, entre autres morceaux, des fragmens de l’Alceste française et de l’Alceste italienne de Gluck. Les soli étaient chantés par M. Cazaux, de l’Opéra, et par Mme Viardot. Cette musique prodigieuse d’un maître qui n’a pas été surpassé ni même égalé dans l’expression pathétique des passions royales, si j’ose m’exprimer ainsi, a produit sur le public un effet extraordinaire. Mme Viardot surtout y a été admirable, et dans les différens morceaux qu’elle a chantés, elle a déployé une intelligence et un style dignes de l’œuvre qu’elle interprétait. Jamais peut-être cette grande artiste ne s’est élevée plus haut par l’élan du sentiment et la pénétration du goût ; son succès a été éclatant et général. L’orchestre a joint ses suffrages à ceux de toute l’assemblée, et Mme Viardot peut considérer l’ovation qu’elle a reçue à cette séance comme l’un des beaux triomphes de sa carrière. Ah ! qu’il est consolant de voir le vrai génie toujours jeune et toujours adoré, pendant que les Titans voient s’écrouler l’échafaudage au moyen duquel ils s’étaient promis d’escalader le ciel !

P. SCUDO.
  1. « Qui a semetipso loquitur gloriam propriam quærit ; qui autem quærit glorium ejus qui misit eum, hic verax est, et injustitia in illo non est. » (Saint Jean.)