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en leur facilitant l’accès de la propriété. Voilà la seule méthode véritablement libérale, véritablement humaine, la seule qui puisse ramener l’ouvrier dans la famille, et détruire définitivement le paupérisme en détruisant la débauche.


I

La première règle est de proscrire tout ce qui peut affaiblir le sentiment de la responsabilité personnelle, et par conséquent la mendicité[1]. Lorsqu’on n’a jamais pénétré dans les quartiers populeux d’une ville de fabrique, on ne voit pas clairement ce qu’il y a de commun entre un mendiant et un ouvrier ; mais, il faut bien le dire, quoiqu’il en coûte, plus de la moitié des ménages d’ouvriers sont à l’aumône. Nous ne parlons pas ici de ces libéralités de hasard, arrachées presque toujours par l’importunité, mais de secours portés à domicile par les membres des sociétés charitables avec la science et la régularité d’une administration publique.

Il est prouvé aujourd’hui que ces aumônes savantes ont exactement le même sort que les aumônes distribuées au hasard. À ce grand art de donner que la charité inspire à leurs bienfaiteurs, les pauvres opposent un art également consommé de faire naître la compassion. Les femmes surtout se façonnent vite à l’hypocrisie. Si par un sage sentiment de défiance on leur distribue les dons en nature, elles connaissent des usuriers voués à l’honnête commerce de changer les bons de pain et de vêtemens en eau-de-vie. Tandis qu’une voisine cache sa misère par fierté, lave son plancher à demi pourri, fait reluire sa pauvre armoire presque vide, tourne son rouet ou tire son aiguille jusqu’à ce que ses yeux pleins de larmes lui refusent leur service, la femme accoutumée à l’aumône se pavane dans ses haillons et dans sa malpropreté, demeure oisive, arrache chaque semaine un nouveau secours à la pitié de son visiteur, et gagne encore plus à ce triste métier que l’ouvrière courageuse et infatigable. Ces funestes habitudes se propagent de proche en proche, et finissent par envahir tous les ménages d’un même quartier. Les maris, sachant que l’argent vient d’ailleurs, dépensent davantage au cabaret et laissent leurs enfans à la charge de la charité. L’industrie elle-même est frappée. Les patrons, quand les bras manquent, ce qui n’est pas rare, proposent aux ouvriers habiles de prendre un métier de plus et de gagner par conséquent de meilleures journées ; les ouvriers rangés acceptent, d’autres refusent en donnant pour prétexte que, la crise passée et l’habitude prise, on leur laissera la nouvelle

  1. Voyez le rapport de M. Thiers à l’assemblée législative sur l’assistance publique et l’étude de M. Louis Reybaud dans la Revue du 1er avril 1855.