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crut savoir que la couronne polonaise était destinée au roi de Westphalie, Jérôme. « Je prie le ciel, qui nous a si bien placés, écrivait-il à la vice-reine, de nous laisser ainsi toute notre vie. »

La partie de la correspondance du prince Eugène avec l’empereur qui se rapporte à la campagne de 1812 manque presque en entier. Elle aura sans doute péri dans la retraite. Je trouve cependant, sur cette époque, une lettre de Napoléon qui me paraît mériter d’être citée, parce qu’elle réfute une assertion souvent répétée par ses panégyristes. À les en croire, il se serait refusé à toute tentative pour soulever les serfs de Russie, par crainte des excès auxquels ils auraient pu se porter ; de la part d’un conquérant, un tel scrupule aurait été rare et méritoire. Malheureusement nous voyons que, le 5 août 1812, Napoléon, répondant au vice-roi, qui lui avait parlé de quelques mouvemens parmi les paysans sans lui dire s’ils avaient eu lieu en Russie ou en Lithuanie, lui écrivait : « Si cette révolte de paysans avait lieu dans l’ancienne Russie, cela pourrait être considéré comme une chose très avantageuse, et dont nous tirerions bon parti… Faites-moi connaître quelle espèce de décret ou de proclamation on pourrait faire pour exciter la révolte des paysans dans la Russie et se les rallier. »

On sait quelle part active et glorieuse prit le prince Eugène aux nombreux faits d’armes de cette expédition. Autant qu’on peut en juger par sa correspondance avec la vice-reine, ses illusions sur l’heureuse issue de la guerre se prolongèrent beaucoup. À Moscou, après l’incendie, il s’étonnait de la barbarie des Russes, qui n’avaient pas reculé devant la pensée de ruiner trois cent mille habitans et les six cents plus grands seigneurs du pays, le tout pour enlever quelques ressources aux troupes françaises en farines, en vins, en draps et en souliers. Quelques jours après, le 21 septembre, envoyant de Moscou même des étrennes à sa femme, il s’excusait de s’y prendre si longtemps d’avance, alors qu’il était encore possible que tout fût fini et qu’il pût la rejoindre avant le 1er janvier.

Pendant les affreux désastres de la retraite, la correspondance d’Eugène avec la vice-reine continua avec autant d’activité et de régularité que le permettait la difficulté des communications. De peur de l’effrayer, ce ne fut que peu à peu, et encore d’une manière incomplète, qu’il lui fit connaître l’étendue des pertes de l’armée, ses privations, ses souffrances de tout genre, celles qu’il avait lui-même à subir. On sent, en lisant ces lettres, qu’il est profondément triste, quelque effort qu’il fasse de temps en temps et un peu lourdement pour plaisanter, mais il n’est pas abattu : « Nous avons souffert, dit-il ; mais c’est justement dans ces circonstances difficiles qu’on juge les hommes. »

Napoléon ayant quitté l’armée au mois de décembre et Murat au