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et moraux, qui sont le commentaire de son grand poème ; ils confirment, chacun à sa manière, la mystique tradition de la ville éternelle, et les rayons de la Rome du Christ transfigurent si bien la Rome païenne qu’il devient impossible de les distinguer l’une de l’autre. Dante ne disait-il pas que l’établissement de l’empire romain était une œuvre directe de Dieu aussi bien que l’incarnation du Sauveur ? N’était-il pas heureux de glorifier cette grande unité de la monarchie italienne « annoncée par Énée, préparée par les Scipions, célébrée par Virgile, consacrée par Jésus-Christ[1] ? »

Telle est la philosophie de l’histoire romaine d’après M. Ernest de Lasaulx. Il n’est pas nécessaire, je pense, de signaler les erreurs et les bizarreries dont elle fourmille. Si l’auteur s’était borné à mettre en lumière la tradition qui, de saint Jean à Bossuet, reconnaît dans l’unité de l’empire la préparation des conquêtes du Christ, il aurait pu compléter un chapitre déjà connu des annales de l’esprit humain ; en cherchant des symboles catholiques chez les enfans de la louve, il est descendu à des puérilités qui défigurent l’histoire. D’où vient pourtant que ce singulier manifeste a excité l’attention de la critique ? C’est que la pensée intime de l’auteur valait mieux que son œuvre même. L’histoire romaine est devenue aujourd’hui une espèce de concerto tumultueux où bien des voix se font entendre ; sans la partie que joue le mystique Allemand, la symphonie serait incomplète. M. de Lasaulx était un esprit curieux[2], subtil, illuminé, un disciple de Goerres et de Baader. Catholique et libéral, il avait sur bien des points des inspirations originales et généreuses. Au lieu de restreindre le domaine de sa religion, comme font tant d’esprits étroits et sombres, il prenait plaisir à en reculer les frontières. L’antiquité païenne, à ses-yeux, ne se séparait pas de l’Évangile ; de l’une à l’autre, il connaissait des sentiers secrets éclairés çà et là de mystérieuses lueurs. Son Christ gigantesque, étendant ses bras vers tous les points de l’horizon, projetait sur le passé comme sur l’avenir sa lumière infinie. Il croyait au catholicisme de Virgile et de Platon, d’Homère et de Valmiki ! A propos du génie de Socrate, au sujet de l’hellénisme mourant, il avait écrit des pages bizarrement exquises, où le penseur ébloui transfigurait les textes les plus simples. Son manifeste sur la philosophie de l’histoire romaine semble avoir été inspiré par

  1. Sur cette philosophie de l’histoire de Rome telle que l’a combinée l’auteur de la Divina Commedia et du de Monarchia, voyez l’étude insérée ici même sous ce titre : Dante Alighieri et la littérature dantesque en Europe ; 1er décembre 1856.
  2. M. de Lasaulx est mort il y a quelques mois, entouré de l’estime générale, emportant les regrets des penseurs et des savans. Son mémoire sur la philosophie de l’histoire romaine est le dernier travail qu’il ait communiqué à l’académie de Munich.