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nombre, et la discipline se relâchait de jour en jour. Pour les retenir autour de lui, le souverain imagina de livrer, sous des prétextes futiles, les plus belles provinces de l’empire à tous les excès que peut commettre une soldatesque sans frein. Parfois il ne s’agissait que d’une razzia sur les chevaux, les mules, l’argent monnayé ; le plus souvent c’était un ordre général et laconique : « mangez tout. » Pendant trois mois, de mars à juin 1863, quatorze provinces, d’une superficie égale à celle de la Suisse, furent ainsi mangées l’une après l’autre. Le prétexte qui servit pour le Dembea, le fleuron de la couronne d’Abyssinie, c’est que les habitans avaient laissé échapper un chef musulman interné chez eux. On raconte que lorsque les pillards rentrèrent au camp, le roi, assis sur une éminence, reconnut dans le butin la mule favorite de l’abouna Salama, qui habitait alors ses terres du Dembea, et qu’il s’écria : « Ah ! les brigands, ils ont pillé sans mon ordre ma belle province du Dembea ! » Et il versa quelques larmes qui ne trompèrent personne.

Le Beghemder fut à son tour saccagé sous prétexte que des insurgés du Godjam, fugitifs et désarmés, avaient trouvé un refuge dans je ne sais quel village. C’était le temps des semailles, vers le 1er juin, et le pays courait le risque de se trouver six mois plus tard en face d’une épouvantable famine. Les souffrances de la population touchaient médiocrement Théodore II, et pourtant il tuait ainsi sa poule aux œufs d’or, le pays qui l’avait nourri, lui et ses bandes, au plus fort des insurrections antérieures. Le premier lundi de juin, jour du marché de Devra-Tabor, une proclamation fut lancée. « J’ai châtié, disait le négus aux paysans, des provinces qui avaient caché mes ennemis, et malheureusement mes ordres ont été dépassés ; mais je veux le bien du peuple, et j’ai commandé que ces choses ne se renouvelassent point. J’invite en conséquence le paysan à retourner à sa charrue, le marchand à ses affaires, et tous à reprendre en paix leurs occupations. » Cette proclamation fut accueillie avec des transports de joie ; mais on vit bientôt qu’elle n’était qu’un odieux mensonge. Deux jours après, la nouvelle se répandit que les bandes sauvages de ras Enghedda s’étaient précipitées comme un torrent sur le Fogara, le Oanzagbié, riantes contrées dont le nom ne rappelle au voyageur que de gracieuses impressions. Cette rumeur n’était que trop fondée. Le pillage s’étendit jusqu’à Ferka ; le sanctuaire vénéré de Baatha ne fut pas respecté.

Le négus, de ses camps de Vofarghef et d’Isti, où la dyssenterie et les privations décimaient ses troupes, ne cessait de diriger des razzias rapides sur les provinces ennemies. Il partait habituellement le soir, avec cinq ou six cents cavaliers, après avoir publiquement annoncé une excursion qui n’était jamais celle qu’il faisait réellement ; il marchait toute la nuit et tombait le matin sur les ennemis