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vue tout pratique. « Une proclamation, dit-il, n’émancipera personne, Autant vaudrait qu’un taureau essayât ses cornes contre la queue d’une comète. » Il se laissa persuader pourtant et comprit bientôt que, si la proclamation libératrice n’avait point d’effets matériels, elle aurait une immense portée morale dans le nord, dans le sud et dans le monde entier ; que si elle n’avait point d’action dans le présent, elle en aurait dans l’avenir. Il en saisit si bien les conséquences indirectes et lointaines qu’il l’annonça d’avance et solennellement aux états du sud, et durant plus de trois mois les tint sous la menace. Le 1er janvier 1862, la proclamation fut lancée, et de ce jour on peut faire dater l’abolition de l’esclavage aux États-Unis.

Parfois néanmoins le président était repris par quelques inquiétudes, troublé par quelques doutes sur les futurs effets de ce grand acte. Il pouvait craindre que la cour suprême ne rendît quelque jour un arrêt qui fit de la proclamation une lettre morte et la déclarât inconstitutionnelle. Il profita de la mort du chief-justice Taney, qui pendant près de trente ans avait été l’instrument docile de l’oligarchie du sud, pour offrir la plus haute fonction judiciaire du pays à un ennemi résolu de l’esclavage, M. Chase, bien qu’à ce moment M. Chase, sorti du ministère, eût pris vis-à-vis de l’administration une attitude mécontente, sinon hostile. Toutes les fois que les abolitionistes exprimaient quelque crainte au sujet de la proclamation, il les rassurait ; il faisait comprendre, quand il le pouvait, au peuple américain qu’en ce qui le concernait au moins, cet acte avait un caractère irrévocable. Il lui disait dans son message du 8 décembre 1863 : « Je n’essaierai point de rétracter ou de modifier ma proclamation émancipatrice, et je ne rendrai jamais à l’esclavage une seule personne qui aura été déclarée libre aux termes de cette proposition ou d’aucun acte du congrès. » Un an après, en prévision de l’élection présidentielle, dont le terme allait arriver, il répétait la même déclaration et ajoutait : « Si le peuple, par quelque moyen ou procédé, faisait jamais au pouvoir exécutif une obligation de rendre à l’esclavage ceux que ma proclamation a affranchis, c’est un autre, non moi, qu’il devra choisir pour l’instrument de sa volonté. »

Il s’était fixé à la politique émancipatrice avec autant de ténacité qu’au principe même de l’Union dès que la nation confondit ces deux causes en une seule. On se rappelle que pendant l’été dernier des commissaires du sud entrèrent en pourparlers officieux, au Canada, auprès du Niagara, avec quelques hommes politiques du nord. M. Lincoln ne voulait point traiter directement avec eux, et se contenta de donner à ceux qui allaient représenter le nord dans