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Songez un peu au désordre des administrations locales, à leur négligence, à leur manque d’unité ; songez aussi aux étonnantes fluctuations de la marée humaine qui envahit le sol du Nouveau-Monde. Parmi les bienfaits du self-government, il ne faut pas compter la statistique, science éminemment administrative, et qui ne peut fleurir que sous la cloche d’une centralisation hermétique. Allez en Chine ou en France, si vous voulez de belles additions symétriques et de beaux chiffres ronds. En Amérique, on fait de temps en temps[1], pour constater le progrès accompli, un recensement par à peu près, comme on jette la sonde sur un sable mouvant, ou comme on mesure, dans une mer troublée, la vitesse d’un vaisseau poussé à pleines voiles : mais les additions ne sont pas encore faites, ni les résultats rendus publics, que déjà l’inondation en a dépassé le niveau. Pour aujourd’hui et pour quelques années encore, on vit sur le recensement de 1860 ; mais quatre ou cinq ans pour l’Amérique, c’est un demi-siècle pour la France. C’est plus même qu’un demi-siècle, car si l’ensemble de la population n’a pas beaucoup augmenté peut-être, de grandes masses du moins s’y sont déplacées, et des villes, des contrées entières peuvent être sorties des solitudes.

Encore un mot : le système des passe-ports exaspère les deux frontières. Les Américains le pratiquent avec la dureté impitoyable de tous les gens qui sortent du régime de la liberté. Les passans quotidiens, les fermiers du pays, les conducteurs de chemins de fer, jusqu’à un enfant surpris sur la rive canadienne par la législation nouvelle, ont dû acheter des passe-ports. Les consuls américains, contre toute justice, les font payer en or et profitent du change. L’homme habitué à la liberté est le plus terrible de tous les instrumens de despotisme. Je suppose l’Amérique sous les lois françaises, et je frémis de l’oppression qu’elle en saurait tirer. Il faut un long usage du despotisme pour apprendre à en allonger la chaîne.


Dimanche 1er janvier 1865.

C’est demain le jour du grand coup de feu, le dimanche étant toujours consacré à l’immobilité et à l’ennui. Demain, toutes les femmes restent chez elles, parées de leurs plus beaux atours, et les hommes courent, comme des chevaux de fiacre, apportant, selon le degré de leur intimité, bonbons, bouquets, bijoux, ou leur seule présence et ce salut consacré : a happy new year ! pendant du salut de Noël : merry Christmas ! Partout des goûters ou luncheons attendent les visiteurs affairés, qui de dix heures du matin à sept heures du soir n’ont nul repos avant d’avoir fait leurs trois

  1. Les recensemens généraux ont lieu aux États-Unis tous les dix ans.