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re nouveler la face de la terre : secte bizarre, mal connue, difficile à connaître, bien que deux ou trois de ses chefs appartiennent à J’histoire de la littérature allemande. Que de physionomies diverses dans cette assemblée ! À côté de l’ardent Weisshaupt, le jurisconsulte d’Ingolstadt, j’aperçois ici le baron de Knigge, gentilhomme démocrate, romancier populaire, cœur et tête à l’évent, ainsi que le candide Wilhelm Bode, un des collaborateurs de Lessing.

Telles sont à grands traits, et sans tenir compte des particularités sans nombre, les trois classes de personnages confondus par l’imagination effarouchée des contemporains. Cette confusion même et l’effroi qui en fut la suite sont un des signes de l’époque. Ces hommes n’ayant de commun que leurs mystérieuses allures, il fallait qu’il y eût dans l’air un singulier besoin de merveilleux pour qu’un Saint-Germain par exemple ou un Cagliostro fût nommé par les publicistes à côté de Saint-Martin ou de Lavater. Or il se trouve que le prince dont nous interrogeons les mémoires inédits a connu fort intimement des personnes appartenant à ces trois classes[1] ; il a vu, il a aimé l’un des principaux mystificateurs du XVIIIe siècle, il a été en relations directes avec l’école des rêveurs inspirés ; enfin il a été initié à l’illuminisme et revêtu même d’un commandement occulte pour l’Europe du nord. S’il ne parle que des mystificateurs et des révolutionnaires, des fourbes et des illuminés, c’est là déjà une assez bonne part dans la mêlée qui nous occupe. Écoutons les confidences du prince Charles en les contrôlant au besoin par le témoignage des contemporains.


I

Le premier de ces coureurs d’aventures que nous présente le landgrave Charles est le comte de Saint-Germain en personne. N’allez pas vous méprendre ; il ne s’agit point ici de ce Saint-Germain général disgracié sous Louis XV, organisateur et commandant de l’armée danoise sous Frédéric V, ministre de la guerre sous Louis XVI, qui devint le collaborateur des réformes de Turgot après avoir été trente ans auparavant l’élève du maréchal de Saxe. Celui-là, victime de l’insolent hasard, n’avait fait que remplir avec honneur des fonctions éminentes, et, après une vie toute de labeurs et de disgrâces, il lui arrive encore d’être confondu sans cesse avec l’aventurier qui lui a pris son nom. L’autre, j’allais dire le vrai Saint-Germain, pour me conformer à l’ironie de la destinée, l’homme dont ce nom évoque ordinairement le souvenir, le favori de Louis XV et l’hôte du landgrave Charles, c’est celui qui se

  1. Voyez la Revue du 1er décembre 1865,