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école, il voulait bien se donner la peine de m’expliquer sa nouvelle doctrine pour faire de moi un prosélyte. J’appliquais tout mon entendement à concevoir ces vérités qu’il me donnait pour évidentes, et je n’y voyais que du vague et de l’obscurité. Lui faire croire que j’entendais ce qu’en effet je n’entendais pas était au-dessus de mes forces ; mais je l’écoutais avec une patiente docilité, et je lui laissais l’espérance de m’éclaircir enfin et de m’inculquer sa doctrine. Je faisais plus ; j’applaudissais à son travail ; que je trouvais en effet estimable, car il tendait à rendre l’agriculture recommandable dans un pays où elle était trop dédaignée, et à tourner vers cette étude une foule de bons esprits. Tandis que les orages se formaient et se dissipaient au-dessus de l’entre-sol de Quesnay, il griffonnait ses calculs et ses axiomes d’économie rustique, aussi tranquille, aussi indifférent à ces mouvemens de la cour que s’il eût été à cent lieues de distance. Là-bas on délibérait de la paix, de la guerre, du choix des généraux, du renvoi des ministres, et nous dans l’entre-sol nous raisonnions d’agriculture, nous calculions le produit net, ou quelquefois nous dînions gaiement avec Diderot, d’Alembert, Duclos, Helvétius, Turgot, Buffon ; et Mme  de Pompadour, ne pouvant pas engager cette troupe de philosophes à descendre dans son salon, venait elle-même les voir à table et causer avec eux. »

Les Souvenirs de Mme  du Hausset, femme de chambre de Mme  de Pompadour, sont pleins d’anecdotes sur Quesnay, qu’elle voyait tous les jours ; elle lui trouvait un air de singe et un tour original dans tout ce qu’il disait, qui l’amusait fort. « On m’a dit, ajoute-t-elle, que M. Quesnay était fort instruit de certaines choses qui ont rapport aux finances et qu’il était un grand économiste, mais je ne sais pas trop ce que c’est ; ce qui est certain, c’est qu’il avait beaucoup d’esprit, qu’il était fort gai et fort plaisant, et très habile médecin. » Voici deux des traits qu’elle raconte. L’intendant-général des postes apportait au roi, tous les dimanches, des extraits des lettres qu’on avait décachetées à la poste. « Le docteur Quesnay, dit Mme  du Hausset, s’est plusieurs fois devant moi mis en fureur sur cet infâme ministère, comme il l’appelait. Je ne dînerais pas plus volontiers avec l’intendant des postes qu’avec le bourreau, disait-il. Il faut convenir que dans l’appartement de la maîtresse du roi il est étonnant d’entendre de pareils propos, et cela a duré vingt ans sans qu’on en ait parlé. » Une autre fois Mme  de Pompadour dit à sa femme de chambre : « Savez-vous ce que m’a dit un jour Quesnay ? Je lui disais : Vous avez l’air embarrassé devant le roi, et cependant il est si bon ! — Madame, m’a-t-il répondu, je suis sorti à quarante ans de mon village, et j’ai bien peu l’expérience du monde ; lorsque je suis dans une chambre avec le roi je me dis :