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succès ; mais la nature l’aurait doué vainement, et sa vivacité d’esprit se trémousserait en pure perte, si son talent n’avait pour base de fortes études. Il peut se tromper quelquefois ; la conception de tel ou tel ouvrage ne contentera qu’à moitié le public et lui-même ; néanmoins il n’a jamais exposé un tableau qui n’attestât en même temps l’originalité de sa nature et la solidité de son instruction.

On s’est un peu récrié sur la donnée du tableau qui représente Jérusalem après la mort du Christ. L’escamotage des trois croix, dont nous ne voyons que les ombres, est fort discuté, l’éclairage paraît singulier à ceux qui oublient que le soleil s’éclipsa dans cette journée ; mais le panorama de Jérusalem au dernier plan est magnifique, les terrains du Calvaire sont dessinés de main de maître, les petits personnages qui regagnent la ville sont esquissés avec une justesse infaillible, et la somme des qualités qui sont propres à M. Gérôme est entière dans ce tableau.

Il s’en est peu fallu que le maréchal Ney ne fût expulsé du Salon par ceux-là mêmes qui lui doivent le plus, car le sang du brave des braves a rejailli en popularité sur le parti bonapartiste. Deux peintres et un sculpteur s’étaient rencontrés par hasard sur le terrain sinistre du Luxembourg à la date du 7 décembre 1815. L’administration trouva mauvais qu’on évoquât un pareil souvenir, elle remontra poliment aux artistes que les plus hautes convenances s’opposaient à l’exhibition de cet assassinat juridique. On prétend que l’un des trois, je ne sais lequel, répondit : « Aimez-vous mieux que j’expose le duc d’Enghien ? » Ce singulier débat, où l’administration, montra moins d’esprit qu’à l’ordinaire, se continua jusqu’à l’ouverture du Salon. Le 1er mai, M. Gérôme, membre du jury, ne savait pas encore s’il était reçu ou refusé. Il était reçu, et M. Jacquemart aussi, grâce au bon sens d’un haut personnage ; mais M. Armand Dumaresq, qui avait manqué d’énergie et repris son tableau, resta dehors. L’œuvre de M. Gérôme est d’une vérité poignante. Ce jour triste, ce terrain fangeux, ce mur sale, ces soldats, criminels malgré eux, qui s’éloignent la tête basse, ce volontaire de bonne maison qui commanda le feu sans y être forcé et qui regarde sournoisement son ouvrage, tout répond exactement à l’idée que nous nous faisions du drame. Et sur le premier plan, Michel Ney, ce lion rouge, qui serait la plus belle figure de l’empire, après Beauharnais, s’il avait eu autant de caractère que de courage, est aplati dans la boue comme un paquet tombé d’une voiture et qu’on oublie de ramasser. L’expression produite est nette, forte et durable.

Les Centaures de M. Fromentin sont un essai hardi, qui n’était à la portée d’aucun autre paysagiste. M. Corot a risqué deux ou trois fois des figures de cette importance, il est resté à cent lieues de