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et manichéen. Le dualisme était le principe de leur théologie[1]. De là vint l’idée que leurs assemblées religieuses, rivales de la messe, ne sont autre chose que la messe dite à l’envers, et que tel est le genre de culte que Satan préfère. Si maintenant on se rappelle avec quelle docilité l’état, au moyen âge, se laissa persuader par l’église que son premier devoir était d’exterminer les hérétiques, l’on ne trouvera plus rien de surprenant dans la rigueur des lois pénales édictées contre les prétendus sorciers.

C’est le caractère absorbant de la croyance au diable pendant le moyen âge qu’il importe de faire bien comprendre ; ceux qui croient encore de nos jours à Satan auraient de la peine à se figurer jusqu’à quel point elle dominait. C’est l’idée fixe de tout le monde, surtout du XIIIe au XVe siècle, période que l’on peut signaler comme ayant marqué l’apogée de cette superstition. Une idée fixe tend, chez ceux qui en sont obsédés, à ramener tout à elle-même. Quand, par exemple, on suit d’un peu près ceux de nos contemporains qui donnent dans le spiritisme, on est émerveillé de la fertilité de leur imagination lorsqu’il s’agit d’interpréter en faveur de leur croyance les événemens les plus insignifians et les plus indifférens par eux-mêmes. Une porte mal fermée qui s’entr’ouvre, une mouche qui décrit des arabesques dans son vol, un objet mal équilibré qui tombe, le craquement d’un meuble pendant la nuit, il n’en faut pas davantage pour les lancer à perte de vue dans les espaces. Généralisons un tel état d’esprit en substituant la foi dans les interventions continuelles du diable à l’innocente illusion de nos spiritistes, et nous nous représenterons assez bien ce qui se passait au moyen âge. Parmi les faits et les écrits sans nombre que nous pourrions citer, nous signalerons les Révélations, bien oubliées aujourd’hui, mais jadis très répandues de l’abbé Richeaume ou Richalmus, qui florissait vers l’an 1270 en Franconie, et qui appartenait à l’ordre de Citeaux[2]. L’abbé Richeaume s’attribuait un don particulier de discernement pour apercevoir et entendre les satellites de Satan, qui d’ailleurs, à l’en croire, lutinent toujours de préférence les gens d’église et les bons chrétiens. Lui en font-ils endurer, à ce pauvre abbé, ces suppôts de l’enfer ! Depuis les distractions qu’il peut avoir pendant la messe jusqu’aux nausées qui troublent trop souvent ses digestions, depuis les fausses notes des

  1. Je parle, bien entendu, des chefs et des initiés, car la multitude ne pouvait guère pénétrer le fond de la doctrine compliquée du catharisme. Elle n’y voyait qu’une expression vigoureuse de sa haine du clergé. De là vient une autre confusion bien fréquente de nos jours encore entre les vaudois, purs de tout dualisme, et les albigeois, dont le dualisme était la croyance en quelque sorte officielle.
  2. Liber revelationum de insidiis et versutiis dœmonum adversus homines.