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chantres officians jusqu’aux accès de toux qui interrompent ses discours, toutes les contrariétés qui lui arrivent sont œuvres démoniaques. « Par exemple, dit-il au novice qui lui donne la réplique, lorsque je m’assieds pour faire une lecture spirituelle, les diables font que l’envie de dormir me prend. Alors j’ai pour coutume de sortir les mains hors de mes manches pour qu’elles deviennent froides ; mais ils me piquent sous mes habits à la façon d’une puce, et attirent ma main à l’endroit piqué, de sorte qu’elle se réchauffe, et que ma lecture redevient nonchalante. » Ils aiment à enlaidir les hommes. A celui-ci ils font un nez rugueux, à celui-là des lèvres fendues. S’aperçoivent-ils qu’un homme aime à fermer décemment les lèvres, ils rendent la lèvre inférieure pendante. « Tiens, dit-il à son novice, regarde cette lèvre : voilà vingt ans qu’un diablotin s’y tient accroché, uniquement pour qu’elle pende. » Et cela continue sur ce ton. Quand le novice lui demande s’il y a beaucoup de démons qui fassent ainsi la guerre aux hommes, l’abbé Richeaume lui répond que chacun de nous est entouré d’autant de démons qu’un homme plongé dans la mer a d’eau tout autour de son corps. Heureusement le signe de la croix suffit le plus souvent pour déjouer leur malice, mais pas toujours, car ils connaissent bien le cœur humain et savent le prendre par ses faibles. Un jour que l’abbé faisait ramasser par ses moines des pierres pour édifier un mur, il entendit très distinctement un jeune diable, caché sous les pierres, qui s’écriait : « Quel pénible travail ! » Et il ne disait cela que pour inspirer aux moines l’envie de se plaindre de la corvée qui leur était imposée. Au signe de la croix, il est souvent utile d’ajouter l’effet de l’eau bénite et du sel. Les démons ne peuvent pas souffrir le sel. « Quand je suis à table et que le diable m’a ôté l’appétit, dès que j’ai goûté un peu de sel, l’appétit me revient ; un peu après, il disparaît encore, je reprends du sel, et de nouveau j’ai faim. » Dans les cent trente chapitres dont se composent ses Révélations, l’abbé Richeaume ne fait guère autre chose que de soumettre ainsi à son idée fixe les circonstances les plus triviales de la vie domestique et surtout de la vie de couvent ; mais la popularité dont jouit ce livre, qui parut après sa mort, prouve qu’il avait simplement abondé dans le sens de ses contemporains. On pourrait trouver d’innombrables parallèles dans la littérature du temps. La Légende dorée de Jacques de Voragine, l’un des livres les plus lus au moyen âge, peut en donner une idée suffisante.

Cette préoccupation perpétuelle du diable eut deux conséquences également logiques, bien que d’un caractère très opposé. Elle eut tout à la fois son côté comique et son côté sombre. A force de voir Satan partout, on avait fini par se familiariser avec lui, et par une sorte de protestation inconsciente de l’esprit contre les monstres