Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 85.djvu/184

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

représenter en héros, puisque l’art se prête avec tant de complaisance, dans tous les temps, aux fantaisies de cette sorte. On ne peut donc contempler sans une certaine défiance les images de Domitien.

Le biographe Suétone nous apprend du reste qu’il était d’une haute taille, que ses yeux étaient grands, mais d’un myope, que ses joues se coloraient aisément : dans sa jeunesse, c’était une rougeur modeste et trompeuse, qui paraissait le reflet des émotions les plus honnêtes ; plus tard, cette rougeur devenait une menace, lorsque son visage féroce s’armait contre la honte et observait, selon l’expression de Tacite, la pâleur de tant d’infortunés. Il avait été beau, gracieux, et son corps n’offrait alors d’autres défauts que des doigts de pied petits et contractés, défaut que les sandales des anciens et leurs attaches rendaient plus choquant ; mais de bonne heure il perdit ses cheveux, son ventre grossit, et ses jambes, à la suite d’une maladie, maigrirent dans une fâcheuse proportion. Il était si malheureux d’être chauve qu’il regardait comme une insulte toute plaisanterie dirigée contre un autre à ce sujet. Il avait montré plus de philosophie au temps où il n’était pas encore aigri par ses fautes, car il avait adressé alors à un compagnon d’infortune un traité sur l’entretien des cheveux (de cura capillorum), où il le consolait en ces termes : « Ne voyez-vous pas que je suis comme vous, quoique grand et bien fait ? J’aurai un jour le même sort que ma chevelure, et je supporte avec courage le chagrin de la voir vieillir plus vite que moi. Sachez qu’il n’y a rien de plus charmant et de plus fugitif que la beauté. »

Incapable de soutenir aucune fatigue, il allait rarement à pied ; dans ses campagnes, il montait peu son cheval et se faisait presque constamment porter en litière. L’usage ou plutôt l’abus des femmes, régulier comme un exercice gymnastique, l’avait énervé. Il ne pouvait même ni tenir un bouclier ni se servir d’une épée ; en revanche, il était un archer très adroit. Dans sa villa d’Albano, on le voyait percer d’un trait sur des centaines d’animaux et même leur planter ses flèches sur la tête en guise de cornes ; il les lançait aussi à travers les doigts d’un enfant, dont la main ouverte lui servait de but, sans le blesser jamais. La méchanceté le rendit paresseux. Il cessa de pratiquer les devoirs les plus simples de la représentation ; ses lettres, ses discours, ses édits étaient rédigés par des subalternes. Il ne lisait rien que les mémoires de Tibère et les actes de son règne. Dion le dépeint audacieux, irascible, dissimulé, redoutable autant qu’un conspirateur, tantôt s’élançant comme la foudre, tantôt préparant lentement un crime, n’aimant personne, craignant et méprisant le genre humain. Il retournait le mot de Démosthènes : « la défiance est la sauvegarde des peuples contre les tyrans, » et il