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successivement la critique de l’histoire convenue et la restauration de l’histoire vraie, bien plus belle que l’autre, au moins à notre avis, et bien plus glorieuse pour la Suisse.


I

Le premier fait qui frappe dans la légende helvétique, c’est qu’elle n’est pas sortie comme les autres de la fantaisie populaire. En général, le peuple se trompe, mais ne se trompe pas tout à fait ; il invente volontiers, mais n’invente pas tout ; ses imaginations sont des ressouvenances considérablement embellies, quelquefois même, pour imaginer, il n’a pas besoin de se ressouvenir. Il crée du coup, sous l’impression produits par un homme ou par un événement, des prodiges auxquels il croit tout le premier et qui deviennent bientôt des faits historiques. Nous avons vu cela de nos jours et de nos yeux, à Naples, avant l’arrivée de Garibaldi. Les lazzaroni composaient entre eux, sans le vouloir, les hauts faits du héros déjà légendaire : en Amérique, il avait pris tout seul, à la nage et à l’abordage, un vaisseau anglais ; à Velletri, il n’avait eu qu’à se montrer sur son cheval blanc pour mettre en fuite Ferdinand II et les Suisses. L’homme de Marsala était invulnérable ; les balles s’arrêtaient dans les plis de sa tunique rouge ; en se secouant après la bataille, il faisait ruisseler autour de lui des gouttes de plomb. Un matin, on vint nous dire que, parti de Sicile, il était entré la nuit sur sa goélette jusqu’au milieu du port de Naples, et qu’il s’était emparé de la flotte royale ; tout le monde le croyait. Un libre penseur (aujourd’hui député au parlement) s’écria devant nous : « Pourquoi pas ? Il serait homme à débarquer sur le sommet du Vésuve. » C’est ainsi que même de nos jours, dans les momens d’enthousiasme, les âmes surexcitées enfantent des merveilles et sont les premières dupes de leurs créations. Il y a dans l’air je ne sais quelle foi contagieuse à qui rien ne paraît impossible ; bien plus, nous l’avons constaté vingt fois à cette époque, entre deux ou trois versions du même fait, c’est la plus incroyable qui obtient toujours le plus de crédit. Ceux qui ont vécu à Naples en 1860, avant et après le 7 septembre, ont appris, sans ouvrir un livre, comment naît l’histoire. Si un pareil éblouissement est possible en notre siècle, que devait-ce être dans les temps héroïques où l’exaltation durait ? Les miracles étaient alors des aventures quotidiennes ; Hercule, Thésée, Samson, Roland, ne paraissaient pas plus invraisemblables que le Garibaldi des Napolitains. Survenait un poète qui recueillait les bruits publics. Les poètes étaient les journalistes des anciens âges. Ils inventaient aussi peut-être, mais avaient-ils besoin d’inventer ?