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Nous pensons plutôt qu’ils choisissaient, cherchant déjà dans les contes les plus étonnans une sorte de vérité générale, arrêtant les contours du merveilleux, lui donnant une certaine consistance, quelquefois même, quand le poète s’appelait Homère, l’immortalité. C’est ainsi que se sont conservées tant de fantastiques aventures qui charment encore nos rêveries ; c’est ainsi que les Niebelungen, le roi Canut, le pieux Arthur et les chevaliers de la Table-Ronde, Fingal et le Cid ont pris place parmi nos plus jeunes souvenirs. Des ballades pareilles, poétiques rudimens de l’histoire, se retrouvent même en Orient, même chez les sauvages, et Macaulay peut conjecturer non sans droit dans ses Lays of Rome que les premiers récits où figurèrent les Romulus, les Horaces, les Tarquins, même Coriolan et Virginie, furent de simples lais des anciens Romains. Le moment arrive cependant où la ballade entre dans la chronique, et c’est d’ordinaire un nouveau travail d’épuration. Le poète a choisi, le chroniqueur continue le triage, il écarte le surnaturel autant qu’il le peut faire sans trop blesser les opinions reçues ; parlant de temps déjà éloignés et s’adressant aux hommes qui savent lire, il nous montre à la fois, par les concessions qu’il fait à la tradition, par les sacrifices qu’il fait à la vraisemblance, quelle est encore la crédulité et quelle est déjà la culture des lettrés de son siècle. Arrive enfin l’historien, Tite-Live par exemple. Celui-ci choisit encore et de plus disserte ; il donne les opinions diverses et commence à douter. Il déclare tout d’abord que les faits les plus anciens sont plutôt ornés de fables poétiques que transmis par des sources pures, et il ajoute : « Je ne veux ni réfuter, ni affirmer. Laissons à l’antiquité le droit de mêler le divin à l’humain pour rendre plus augustes les commencemens des villes ; que s’il est permis à un peuple de prendre des dieux pour ses auteurs, c’est au peuple romain. » On voit le geste, Tite-Live est un orateur, comme l’a défini M. Taine. « Élevé bien haut par ces nobles fables, il sent que la poésie seule peut raconter les temps poétiques, et son âme éloquente devient religieuse au spectacle de la religieuse antiquité. » Cependant, encore une fois, il n’affirme pas. Peut-être savait-il la vérité, qu’il n’a pas voulu dire ; en tout cas, il avait des doutes, et ces doutes, après lui, devaient grossir de jour en jour. Au temps de Plutarque, on ne croyait déjà plus, et le grand biographe, qui voulait croire, était forcé d’alléguer en faveur des légendes que le hasard devient quelquefois poète et construit des drames admirablement charpentés. Les traditions populaires, de plus en plus limées et réduites par les chroniqueurs, puis par les historiens narrateurs, tombent ensuite aux mains des critiques, des Beaufort, qui commencent la démolition, des Niebuhr enfin, qui