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Arnold an der Halden du Melchthal, les mains levées au ciel, jurèrent, au nom du Dieu qui a créé les empereurs et les paysans de la même race et avec tous les droits inaliénables de l’humanité, de défendre ensemble la liberté en hommes. Les trente, entendant cela, levèrent la main et prêtèrent au nom de Dieu et des saints ce même serment. Ils étaient d’accord sur la manière d’exécuter leur projet ; pour le moment, chacun retourna dans sa cabane, se tut et soigna le bétail. »

Tout ici est héroïque, et l’on comprend les applaudissemens que reçut Jean de Müller à la cour de Weimar quand on y donna le Guillaume Tell de Schiller. L’historien en effet était le collaborateur du poète, et ce dernier n’eut qu’à mettre en vers le grand drame national auquel avait travaillé l’imagination de quatre siècles. Il rendit à la poésie ce qui était à la poésie, et son poème l’emporta sur l’histoire en vraisemblance et en précision. Il commença par achever le décor. Le rideau se lève sur un paysage complet ; tout y est, le lac, la prairie, le rocher, la forêt, le glacier ; c’est un panorama des Alpes animé par des ranz et des lieder. Le pêcheur chante le « sourire » de l’eau qui invite au bain, le berger pleure l’été qui s’en va, les pâturages pleins de soleil, mais se console en pensant au printemps qui doit renaître avec le cri des coucous et le clapotement des sources ; le chasseur célèbre les sentiers qui donnent le vertige, les champs de glace où rien ne verdit, la mer de brouillards qui roule à ses pieds, lui cachant les cités des hommes ; il ne voit le monde qu’à travers les fissures des nuages, et les campagnes vertes lui apparaissent comme au fond des eaux. Cependant les brebis broutent l’herbe avidement, les chiens grattent la terre, signe de pluie ; les poissons sautent haut, le canard plonge, signe de tempête. Jean de Müller n’a qu’un orage, Schiller en a deux ; le poète, plus libre que l’historien, peut tout dire. Il n’a jamais vu les Alpes, ou du moins il ne les a vues que par les yeux de sa femme et de Gœthe, son ami ; mais il les a étudiées de loin, ardemment rêvées ; il les dresse dans les nuages, non-seulement comme un décor de théâtre, mais comme un temple et une forteresse, une acropole de la liberté. Là-haut, pas de servitude ; les bœufs même du Melchthal mugissent et donnent des coups de corne quand on veut les ravir. Là-haut, le plein soleil et l’espace ouvert : ni haie, ni mur, « ni poteau menaçant pour indiquer que la place est prise. » Ces derniers mots sont d’un fin montagnard, M. Rambert, qui, dans le drame de Schiller, n’a découvert que deux très petites erreurs topographiques et qui dans le poète ne reconnaît l’étranger qu’à l’abus de la couleur locale, à l’accumulation des détails et à certains étonnemens de nouveau-venu. Trop de remarques sur les vaches et sur les chamois, trop d’escarpemens et de précipices ouverts, trop de chemins en corniche : ces bergers