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des Alpes ont des impressions de touristes et paraissent frappés de ce qu’ils n’ont pu voir à Weimar. Dans ses descriptions, Schiller est donc moins Suisse que Jean de Müller ; mais peut-être est-il plus historien dans la scène du Grütli. Il n’en a point fait, — à part le décor et l’arc-en-ciel lunaire, — une conspiration d’opéra, un trio composé pour la musique de Rossini ; — il en a fait une assemblée nationale, une Landsgemeinde. Les représentans du peuple délibèrent ; ils nomment un landammann et votent par main levée ; ils discutent posément leurs droits, ceux de l’Autriche et ceux de l’empire, et si quelque interrupteur s’emporte, le président lui impose silence au nom du serment prononcé. A l’exception d’un ou deux frementi, ces hommes sont tranquilles, d’un tempérament républicain, lents, mais fermes, patiens, tenaces ; ils savent attendre, mais ne renonceront jamais à leur idée fixe ; ils ont la rudesse, mais la solidité du roc. La scène de Jean de Mülier est plus vive, celle de Schiller est plus vraie ; en suivant la légende, le poète l’a rapprochée de la réalité ; ce qu’il y ajoute est mieux trouvé que l’incident de la pomme. C’est cet incident qui est la partie la moins heureuse du drame, on dirait que Schiller n’admirait pas beaucoup la prouesse de l’archer. Aussi que de précautions pour la rendre possible et pour justifier la fantaisie cruelle de Gessler ! Quelle indignation chez la femme de Tell, quand elle reverra plus tard son enfant ! « A-t-il pu tirer sur toi ? Comment l’a-t-il pu faire ? Oh ! il n’a pas de cœur ! » Et Schiller pensait peut-être comme Hedwige. Ce n’est pas tout, un autre fait embarrassait le poète, le meurtre de Gessler. On a beau rappeler Hercule, Thésée, Samson, — et, plus près de nous, Charlotte Corday, Agesilao Milano, — le meurtre est toujours le meurtre. Ajoutons que la pièce devait être jouée à la cour ; comment y faire admirer un homicide commis avec préméditation sur la personne d’un fonctionnaire supérieur ? Ici encore le poète a dû redoubler de prévoyance, préparer le coup de longue main, invoquer les précédens de l’homme dans un beau monologue lyrique et ne laisser partir la flèche qu’au moment où Gessler, proférant des menaces contre la Suisse, va pousser son cheval sur le corps d’une femme et de ses enfans. Enfin au cinquième acte, pour couronner ce plaidoyer, Schiller place Guillaume Tell en face d’un vrai parricide, Jean de Habsbourg, et le meurtrier du bailli, pour bien marquer la différence entre les deux crimes, repousse et maudit l’assassin de l’empereur. Voilà bien des efforts pour faire accepter la légende au public ; mais ce n’est pas tout encore. Dans la pièce, comme dans la tradition, l’action est double ; il y a deux épisodes qui s’accordent assez difficilement, celui de l’archer et celui des trois Suisses ; Tell demeure à l’écart, n’en fait qu’à sa tête et ne figure point parmi les conjurés du Grütli. Schiller a tâché d’expliquer cette invraisemblance par le caractère qu’il a donné à