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son héros ; ici encore il nous paraît plus vrai que Jean de Müller. Le Tell du drame est un rêveur qui n’agit pas comme tout le monde et qui aime l’extraordinaire ; c’est l’homme qui va seul, sachant se suffire à lui-même : il répare sa maison avec sa hache et n’a pas besoin du charpentier. Il veut que son fils apprenne à raccommoder son arc et à se passer des autres ; il prendrait volontiers pour devise : chacun pour soi ! Il refuse d’entrer dans le complot, disant que, dans le naufrage, l’homme seul se tire mieux d’affaire. A ceux qui le veulent enrôler, il répond : « Patience et silence ! mes enfans ont besoin de leur père. Restons tranquille chez nous, on laisse en paix les gens paisibles. » Il n’est point né pour les conseils, ne fait pas de discours et parle bref, par sentences ; on dirait qu’il répète les inscriptions des chalets. Il ne se croit pas habile homme ; il prononcera devant Gessler le fameux mot du Livre blanc :

War’ ich besonnen, hiess’ ich nicht der Tell[1].


C’est l’homme d’action, inutile, aux endroits où l’on délibère, mais, pour un coup de main, il sera le premier au poste, au poste dangereux, car il aime les aventures ; il ne jouit de la vie que lorsqu’il l’expose chaque jour dans un nouveau péril ; il se jette les yeux fermés sur le lac en fureur ou dans un précipice pour sauver un homme ou un agneau. Ce chasseur héroïque a besoin de mouvement et d’émotion, il lui faut son arbalète au poing ; quand il ne l’a pas, il croit que le bras lui manque ; il lui faut le grand air, le plein soleil et quelque opprimé à défendre. Ce caractère, marqué à chaque scène d’un nouveau trait, explique le rôle solitaire de l’homme ; à peine esquissé dans la légende, Guillaume Tell n’est vivant que dans Schiller.

Ce n’est donc pas inutilement que cette longue suite de chroniqueurs et d’historiens, l’auteur du Livre blanc, l’auteur du Tellenlied, Etterlin, Jean Stumpff, Tschudi, Simler, Jean de Müller, ont travaillé à établir sur les bases artificielles de la tradition héroïque le grand édifice fédéral. Ils n’ont point perdu leur temps et leur peine, puisqu’ils ont produit ou inspiré l’œuvre suprême de Schiller ; mais, en admirant les hauts faits de l’imagination, ne méprisons point les services ingrats de la critique, et ne lui refusons pas le droit de nous dire toute la vérité, rien que la vérité. L’imagination avait créé la légende, la critique a reconstruit l’histoire, assez glorieuse par elle-même pour se passer du mensonge. C’est cette histoire qu’il nous reste à parcourir rapidement.

  1. Si j’étais avisé, je ne m’appellerais pas Brute.