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II

« C’est, dit M. Rilliet, dans l’étroit espace dont les hauts glaciers du Titlis, du Tödi et des Clarides, les gigantesques dentelures des rochers du Pilate, les croupes verdoyantes du Righi et les pyramides du Mythen circonscrivent l’enceinte qu’est née la confédération suisse, le plus vieil état libre du monde moderne. » Cet étroit espace « ne comprenait même pas en entier le territoire actuel des trois cantons qui, sous le nom d’Uri, de Schwyz et d’Unterwalden, figurent les premiers dans les annales des ligues helvétiques. » Ces cantons montueux avaient cependant été peuplés après les autres ; on ne retrouve pas dans leurs lacs ces rangées de pieux qui font de l’histoire à leur manière, dénonçant des constructions sur pilotis, habitations primitives de nos premiers aïeux. Les géographes grecs et latins ignoraient la Suisse centrale et le lac des Quatre-Cantons, qu’ils laissaient en blanc sur leurs cartes ; ils ne connaissaient point le passage du Saint-Gothard. Les Romains entraient dans le pays des Helvètes, qui ne s’appelait pas encore Helvétie, par les cols qui débouchent dans les vallées du Léman ou des Grisons ; « le groupe du centre leur avait paru inaccessible. » Cette solitude des pays forestiers dura jusqu’à l’invasion des Suèves ou Allémans. Ces peuplades « avaient des mœurs de rustres, pour villes des villages, un grossier idiome, mais un vif sentiment de bravoure et de fidélité. » Chasseurs, laboureurs ou bergers, les Allémans chantaient à pleine tête, « entonnant leurs airs avec une voix qui ressemblait aux cris stridens des oiseaux. » Ainsi parle un témoin qui les avait entendus. N’est-ce pas le roucoulement aigu des tyroliennes ? Vaincus par Clovis, roi des Francs, soumis plus tard aux souverains d’Austrasie, convertis au christianisme dans la première moitié du VIIe siècle par des missionnaires venus d’Irlande et que conduisait un saint nommé Gall, ils se répandirent au pied des monts en débordant toujours plus loin et plus haut, à mesure que la place manquait sur le terrain plus clément de la plaine ; ils pénétrèrent enfin dans ces régions obstruées de forêts (d’où les noms de Waldstätten, états forestiers, et de Waldlüte, gens des bois), où ils se heurtèrent d’abord contre un rude ennemi, la nature, contre des armées d’arbres énormes serrés les uns sur les autres pour mieux porter le poids du vent ; ils durent se frayer des chemins, ouvrir des clairières, défoncer le sol, extirper des racines enchevêtrées sous terre depuis des siècles (d’où le nom fréquent de Rütli, Grütli, défrichement), guerre incessante, acharnée, mais nécessaire pour assurer aux générations futures le pain quotidien. C’est ainsi que commencent les peuples libres.

Quelques siècles après, les anciens documens nous montrent les