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états forestiers soumis à l’organisation féodale, les habitans échelonnés à tous les degrés qui montaient du serf au souverain. Englobés dans « ce vaste et incohérent ensemble » qu’on appelait le saint empire romain, ils. dépendaient politiquement de l’empereur, mais juridiquement des Habsbourgs, qui étaient comtes de l’Aargau et du Zurichgau. Or en ce temps-là les hauts seigneurs, grands propriétaires et juges des comtés, présidant les assises des hommes libres, commandant les contingens militaires qu’ils conduisaient à l’empereur, voulaient monter en dignité, perpétuer leurs titres et leurs droits, transformer « leur pouvoir délégué en privilège permanent, » ériger leurs juridictions en souverainetés héréditaires et inamovibles. Ce fut dans les états forestiers la prétention des Habsbourgs, qui, possédant des domaines considérables, les comtés de l’Aar et de Zurich, l’avouerie de la plupart des monastères, étaient, qu’on nous passe l’expression, les marquis de Carabas du pays. Si on les eût laissé faire, ils seraient devenus avec le temps ducs ou grands-ducs de Suisse. Contre de pareils potentats qui avaient tout pour eux, richesse, puissance, la terre et l’épée, le fer et l’or, que pouvaient les paysans des montagnes ? Imiter l’exemple des villes, s’associer pour résister, développer leurs corporations en communes, et s’attacher de plus près à l’empereur pour dépendre de lui seul. C’était l’unique moyen d’arrêter l’envahissement des seigneurs, de rester libres ou de le devenir, — libres comme on pouvait l’être alors, c’est-à-dire sous l’aile de l’empire. Voilà ce que firent lentement, patiemment, avec une habileté, une persévérance étonnantes, ces simples gens des bois qui ont conquis leur indépendance avant tous les autres peuples et qui ont su la garder jusqu’à nos jours. Regrette qui voudra la flèche de Tell et les châteaux brûlés, nous préférons mille fois à ces coups de main l’effort soutenu, l’invincible ténacité de tout un peuple qui veut être libre, disons mieux, de trois peuples, car l’histoire a le droit de chanter comme la légende : « Ils étaient là tous trois ! » Seulement ces trois Suisses, toujours vivans après plus de cinq siècles, ne s’appelaient pas Fürst, Melchthal et Stauffacher ; ils portaient et portent encore des noms qui n’auraient point davantage égayé Voltaire : Uri, Schwyz et Unterwalden.

Uri, appartenant depuis le IXe siècle à un couvent de femmes, fondé par un roi carlovingien, avait droit aux prérogatives, aux immunités des maisons religieuses et des monastères privilégiés. Ses habitans, fiscalins pour la plupart, c’est-à-dire serfs du royaume, étaient gens « placides, » mais tenaces, cramponnés à leurs libertés, qu’ils eurent constamment à défendre contre des ennemis nombreux et divers. Ils furent les rochers sur lesquels devait reposer l’Helvétie future. Schwyz en revanche offrait une population d’hommes libres qui étaient venus s’établir au pied du Mythen,