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réelle, et que seraient les jeux de la scène, s’ils ne nous montraient autre chose que ce qui se rencontre journellement sous les yeux ? La princesse Mathilde n’a déjà que trop dérogé en se mariant avec Arnold ; il ne convient pas que ce fâcheux exemple se renouvelle, et pour maintenir haut, fût-ce au prix d’une invraisemblance, le drapeau du droit historique, Henriette finalement ne sera point marquise ; elle ne le sera que par adoption ; fille de paysan elle-même, elle a été élevée par le vieux marquis de La Roche-Villiers, qui lui a laissé en héritage son titre et sa fortune. Il semble que la logique des choses voudrait qu’elle épousât Marcel ; oui, sans doute, mais le dévoûment et le sacrifice ! Henriette, ayant cessé d’être Mlle de La Roche-Villiers, est redevenue l’humble sœur de Denise. Denise aime le beau Marcel à en mourir, car tout le monde a son rêve d’amour dans cette aimable féerie, et sur trois c’est bien le moins qu’il y en ait un qui se réalise.

C’est Mlle Priola qui joue le personnage d’Henriette. Avec M. Auber, on peut toujours s’attendre à de nouveaux visages. M. Auber aime la jeunesse et la recherche. Combien dans sa longue et active carrière n’en a-t-il pas vu passer et s’effacer, de ces jolis masques disparus à jamais au fond du gouffre après avoir un moment, de leurs yeux et de leur voix, égayé sa fête musicale ! J’imagine que la nomenclature de tant d’aimables virtuoses serait curieuse à dresser ; lui-même se souviendrait-il de toutes ? On voyait naguère au passage Choiseul une affreuse lithographie qui représentait Meyerbeer fantastiquement environné des diverses créations de son génie. Affreuse est bien le mot, car on ne saurait rien se figurer de plus laid, de plus hérissé, de plus ignoble que ce petit bonhomme dont les traits, au lieu de s’épanouir dans la gloire et le rayonnement de l’apothéose, avaient l’air de se crisper d’une façon convulsive à l’aspect de ces apparitions faites à la ressemblance les unes de Nourrit et de Levasseur, les autres de Mlle Falcon et de Mme Viardot. Ce sujet, qui, sous le crayon d’un Lemud, serait peut-être devenu quelque chose, aurait son contraste tout tracé dans le tableau que je vais indiquer. On se représente en effet M. Auber assis la nuit dans son fauteuil, et, tandis que tout est ombre et silence, évoquant à tour de rôle les gracieux fantômes d’autrefois. C’est d’abord la petite Rigault, qui passe, la chanson d’Emma sur les lèvres, — la jolie Pradher, qui fredonne en souriant un motif de Fiorella ou de la Fiancée, — puis vient l’Ambassadrice et l’Angèle du Domino noir, Mme Damoreau, — puis la Catarina des Diamans de la couronne, Anna Thillon, qui s’enfuit, l’épaule nue et ses blonds cheveux dénoués, en lui jetant son bouquet de roses au visage, et ainsi de suite — les Dameron, les Lavoix, les Rossi, les Vandeuheuvel, les Cabel, toutes jusqu’à Marie Roze. On a publié les femmes de Shakspeare, celles de George Sand, celles de Goethe ; pourquoi ne publierait-on pas les femmes de M. Auber ?

Mlle Priola, la dernière venue dans ce chœur mystique, s’échappait l’an