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d’aimables attentions, par d’alléchantes promesses, M. de Bismarck les a souvent consternées par les infidélités de sa mémoire, par les ingratitudes de son génie. Le chevalier de la croix est devenu à de certains momens l’épouvante et le désespoir de son parti. Il a de superbes indifférences, qui font bon marché de ce qui tient le plus au cœur d’un junker ; il y a en lui un douteur qui raille les reliques et les dogmes, un utilitaire à qui tous les moyens sont bons pour atteindre son but, un radical dont les irrévérences, dont les imaginations hardies, effarouchent les fervens adorateurs du passé. Dans ses jours de belle humeur, M. de Bismarck a des jeunesses, des gaîtés, des boutades, des sarcasmes, qui font frémir toutes les bonzeries de Berlin. Il joue sans façon avec les fétiches et les magots, et, ce qui leur est plus désagréable encore, il les explique, les démontre. Quand il promène des mains téméraires sur l’arche sainte, et qu’aux éclats saccadés de sa voix et de son rire les autels tremblent, on se prend à frissonner. Aujourd’hui tous les dieux sont devenus si fragiles ! Cet homme étonnant, si la chronique fait foi, n’a pas craint de déclarer un jour, en plein conseil des ministres, que l’union de l’église et de l’état était une source de graves embarras pour un gouvernement, que c’est un héritage du passé qui a fait son temps, que la liberté absolue des cultes convient aux sociétés modernes, que l’Amérique a du bon, que l’Europe a beaucoup à lui prendre. Et un autre jour : « Que le portier de l’Orpheum, se serait-il écrié, vienne à moi avec une bonne idée, un bon expédient financier, je ne verrai aucun inconvénient à lui confier le portefeuille des finances ! »

Comme tous les grands esprits, M. de Bismarck a de secrètes intelligences, de muettes communications avec son siècle ; il lui appartient par un côté, et les préjugés des têtes à perruque lui causent de nerveuses impatiences. Il sait très bien dans quel temps il vit, il ne demande pas mieux que de faire certaines concessions à l’esprit moderne, à la révolution elle-même. Il a fort étonné le Reichstag en l’assurant qu’il acceptait de grand cœur les droits de l’homme tels qu’ils ont été proclamés en France en 1791. Il est vrai qu’il croit un peu moins aux droits des Prussiens ; mais un peu de démocratie n’est point pour l’effrayer. S’il a fait son stage à Saint-Pétersbourg, il a étudié aussi à Paris ; il s’y est convaincu que la démocratie est plus gouvernable qu’on ne croit, que le suffrage universel est un instrument dont on apprend très vite à jouer. Dès 1861, il regrettait que par pruderie conservatrice on n’accordât point à l’Allemagne un grand parlement électif qui aurait pu opérer les réformes civiles et économiques désirées par la nation. Ce qu’il regrettait qu’on n’eût pas fait en 1861, il l’a réalisé