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sont, par exemple, acheté deux cercueils comfortables, preuve évidente qu’elles ne sont point arrivées à un complet renoncement. En Europe, les trappistes creusent eux-mêmes leur fosse, et il n’y a pas d’ennemi des couvens qui ait songé à leur reprocher cet exercice comme une pratique épicurienne. En Chine au contraire, se donner d’avance un cercueil, c’est un luxe auquel tout le monde ne saurait aspirer ; ce sont meubles qui coûtent fort cher, surtout lorsqu’ils portent la marque du faiseur en renom.

Un matin, des gardes du palais viennent remettre à M. de Lagrée la carte de visite du gouverneur. Quelques caractères chinois sur un morceau de papier rouge signifient, paraît-il, que l’on nous recevra volontiers ; telle est du moins l’explication qui nous est donnée par un d’entre nous, qui, lors de la prise de Pékin, avait fait partie de l’escadre de l’amiral Charner. C’est un des avantages de la centralisation puissante dont la Chine a donné l’exemple à l’Europe de permettre au voyageur qui a passé un mois dans le Petcheli de n’être pas dépaysé dans le Yunan, à l’autre extrémité de l’empire.

Pour gagner la salle des audiences publiques, il nous faut passer par une porte formée d’une voûte assez haute que couronnent deux toits recourbés, entre lesquels est ménagée la place de deux postes militaires superposés. Le gouverneur nous attend dans une pièce située au fond de trois cours. Son excellence porte au chapeau un globule de corail ; mais c’est un mandarin militaire, et cela diminue notre respect. Nous savons qu’en Chine le cedant arma togœ est poussé fort loin ; le dernier des lettrés professe en effet poulie plus grand général un dédain que la prudence ne lui permet pas toujours de témoigner, mais que les préjugés de ses compatriotes l’autorisent à entretenir. Du reste, les mandarins lettrés ne seraient pas mieux à leur place dans la province de Yunan qu’un professeur de l’université dans une ville assiégée. Le costume de notre hôte est le classique costume chinois : camail fourré, longue robe en soie, queue magnifique ; il a les traits gros, les yeux proéminens, une physionomie plus ouverte que fine, mais qui respire tout à la fois la force et la bienveillance. Il voudrait bien y joindre un certain air de majesté, mais il y réussit assez mal. Il parle peu, fume sa pipe, et demeure impassible jusqu’au moment où M. de Lagrée lui offre un revolver. Sitôt qu’il eut compris le mécanisme de cette arme, ses yeux pétillèrent comme ceux d’un coursier sentant la poudre ; il s’élança de son siège, oublieux de sa dignité, et les six balles qu’il tira coup sur coup auraient certainement mis à mal plusieurs de ses administrés, si l’on n’avait à propos détourné son bras. La salle d’audience était en effet envahie par une foule bruyante, qui nous coudoyait, interrompait la conversation par des