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maudissent l’ambition imprévoyante qui les a conduits dans ce poste dangereux.

Durant tout notre séjour, un grand nombre des principaux nabi-tans, en habits de fête, n’ont pas cessé de prier à haute voix sur le seuil de leur porte, devant une cassolette allumée, en s’accompagnant de battemens monotones sur un timbre sonore et sur un morceau de bois creux ayant la forme d’un poisson replié en rond. C’étaient des membres de la société des nénuphars, sorte de franc-maçonnerie dont le but avoué est de répandre des livres de morale, mais qui poursuit en secret d’autres desseins. Les Pe-lien-kiao ou nénuphars blancs, car il existe également des sectes qui arborent d’autres couleurs, attendent un grand conquérant qui doit « subjuguer tout l’univers. Ils se distribuent entre eux les principaux emplois de l’état dans l’espérance que l’un d’eux montera un jour sur le trône, et qu’alors ils posséderont réellement ces dignités dont ils ne jouissent qu’en idée[1]. » C’est à eux que l’empereur Yong-tching comparait les chrétiens, lorsqu’il résolut en 1723 de proscrire les missionnaires. Quels que soient les principes sur lesquels elle repose, toute société constituée est assurée d’avoir toujours des ennemis dans son sein. Le despotisme réunit contre lui les hommes jaloux de leur dignité ; sous un gouvernement libre, on voit se former la ligue méprisable des envieux et des impuissans. La Chine n’a pas seulement devancé l’Europe dans la philosophie, dans les sciences et dans les arts ; elle a fait aussi avant nous l’expérience des bouleversemens politiques. Nous étions encore en pleine féodalité lorsqu’un hardi novateur essaya d’opérer une révolution sociale dans le Céleste-Empire. On dirait que l’esprit humain livré à lui-même est condamné à tourner éternellement dans le même cercle. Au IIe siècle de notre ère, vers la fin de la dynastie des Han, un grand nombre de mandarins furent mis à mort sous l’inculpation du crime de société secrète. Au XIe siècle, sous les Song, le programme dont Ouang-ngan-ché commença l’application tendait à donner la propriété exclusive du sol à l’état, qui distribuait les semences, désignait les cultures diverses que devait recevoir le sol suivant ses qualités différentes, fixait des tarifs, et supprimait par ces moyens radicaux le prolétariat et la misère, deux problèmes dont la solution nous tourmente encore. L’empire fut profondément troublé par ces utopies dangereuses qui aggravèrent les maux qu’elles prétendaient guérir. La secte actuelle des nénuphars n’a jamais jeté un pareil éclat ; mais elle méritait d’être signalée comme une des nombreuses

  1. Histoire générale de la Chine, traduite du tong-kien-kang-moa par le père de Mailla, t. XI.