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L’OPPOSITION SOUS LES CÉSARS.

tiers à tous les caprices du maître. Quand Claude envoya son affranchi Narcisse, devant lequel le sénat tremblait, inspecter les légions de Bretagne, les soldats le reçurent avec des huées, et le forcèrent de partir au plus vite ; ce qui ne les empêchait pas d’être attachés à Claude et de l’aimer, quoiqu’il ne le méritât guère ; mais, comme ils étaient habitués à mettre leur salut dans l’unité de commandement, ils ne comprenaient le pouvoir que s’il était représenté par un seul homme, et le nom de l’empereur résumait pour eux la patrie. Quand nous voyons tant de simples soldats élever des monuments modestes à la gloire du prince dont ils n’attendent rien et qui ne le saura pas, il faut bien admettre que leur dévoûment était sincère. Ainsi dans l’armée, comme dans les provinces, nous ne trouvons pas d’opposition systématique à l’empire.


II.

Il semble au premier abord qu’il n’y en avait pas non plus à Rome ; quand on se tient à quelque distance, on n’entend qu’un concert d’éloges. Tous les princes, les plus mauvais comme les meilleurs, reçoivent invariablement les mêmes hommages. Le sénat s’épuise en efforts pour trouver des flatteries nouvelles ; les grands colléges de prêtres mêlent le nom de l’empereur, quel qu’il soit, à toutes leurs prières. Quand il est absent, des autels s’élèvent de tous les côtés à la Fortune du retour ; on fait des vœux à Silvain ou à Esculape dès qu’il est malade. Au cirque, au théâtre, le peuple l’accable de ses acclamations ; les citoyens les plus illustres s’entassent sur les rampes du Palatin pour le saluer à son réveil. On lui dresse partout des statues, on lui élève des arcs de triomphe, on donne son nom aux mois de l’année, on grave sur le revers de ses monnaies l’image de la Félicité publique. Les poètes en renom le comblent des complimens les plus hyperboliques. Virgile, plaçant Auguste, de son vivant, parmi les constellations, annonçait que le scorpion se gênait un peu pour faire place au nouvel astre. Lucain recommande à Néron, quand il sera dieu, de se mettre bien exactement au milieu du ciel ; s’il pèse trop sur un des côtés de la voûte céleste, l’axe du monde fléchira sous le poids d’un si grand prince, et l’équilibre des choses sera dérangé. Martial se demande sans sourire si jamais Rome a été plus glorieuse et plus libre que sous Domitien. À ne consulter que l’enthousiasme officiel, tout le monde paraît fort heureux, et il semble que ce contentement général ne laisse point de place à la moindre plainte.

On se plaignait pourtant, et avec d’autant plus d’amertume qu’on ne pouvait pas se plaindre à son aise. « Je n’ignore pas, disait Ti-