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vox aut suspicax silentium. Voilà ce qu’était l’opposition sous l’empire.

Il faut bien avouer qu’elle n’avait pas toujours le sens politique. Elle attaquait souvent des mesures excellentes dont elle ne comprenait pas la portée. Tout servait de prétexte à sa mauvaise humeur. Tibère ne pouvait rien faire dans les premières années qu’on ne l’interprétât mal. On le blâmait de rester à Rome pendant la révolte des légions de Germanie ; il est vrai qu’on l’aurait encore plus blâmé, s’il en était sorti. On lui en voulait de fuir le spectacle des gladiateurs : cette haine des fêtes populaires n’était-elle pas la preuve d’un esprit morose et ténébreux ? mais en même temps on ne pardonnait pas à son fils Drusus d’y prendre trop de plaisir. On accusait son insatiable vanité quand il acceptait les honneurs qui lui étaient offerts, et on le traitait de dédaigneux, s’il les rejetait. Quand il défendit qu’on lui élevât un temple en Espagne et qu’il refusa de prendre sa divinité au sérieux, sagesse dont la postérité doit lui savoir gré, on prétendit que c’était d’une âme vulgaire ; « les grands hommes, disait-on, aspirent aux grandes récompenses, et qui méprise la gloire méprise aussi la vertu ». Après une inondation du Tibre qui avait dévasté tous les quartiers bas de Rome, on eut la pensée de prévenir le retour de ces ravages en donnant un autre écoulement aux lacs et aux rivières qui grossissent le fleuve. Il se trouva des gens pour se plaindre de cette sage mesure. Ils disaient que « la nature avait sagement pourvu aux intérêts des mortels, et que c’était un crime d’essayer jamais de la contraindre et de la corriger » ; ils allaient jusqu’à prétendre qu’on humilierait le Tibre, si on diminuait la masse de ses eaux, « et qu’il s’indignerait de couler moins glorieux ». Voilà des raisons bien singulières, et les habitans du Vélabre trouvaient sans doute qu’il valait mieux protéger leurs maisons que de conserver la gloire du Tibre.

Il est certes bien facile de se moquer d’une opposition si maladroite, et nous voyons que déjà on le faisait à Rome. Cependant, si mesquine et si impuissante qu’elle paraisse par moments, elle a rendu quelques services. Sans elle, aucune protestation ne se serait jamais élevée contre ce pouvoir effrayant, et, se sentant sans ennemis, il aurait été plus dur encore. Quelques excès qu’il se soit permis, n’oublions pas qu’il pouvait s’en permettre davantage. Cette servitude qui pesait sur les Romains et qui nous semble si lourde, ce n’était pas encore, selon Tacite, la pleine servitude, puisqu’il prétend qu’ils ne l’auraient pas supportée, nec totam libertatem pati possunt nec totam servitutem. Aucune institution n’avait assez de force pour résister à l’autorité impériale ; elle ne pouvait être retenue que par l’opinion, et il est sûr que l’opinion l’a quelquefois ar-