Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 85.djvu/518

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
512
REVUE DES DEUX MONDES.

tribun des prétoriens, Chéréa, qui tua Caligula, songeait à rendre l’autorité au sénat et au peuple, mais il n’y avait plus de peuple, et quant au sénat, il éprouva plus de surprise que de joie de l’honneur qu’on voulait lui faire. On sait par quelle bouffonnerie finit cette tragédie sanglante. Les soldats qui fouillaient le Palatin pour y trouver un empereur, ayant rencontré le malheureux Claude qui tremblait derrière une porte, se saisirent de lui et le proclamèrent. Personne ne songeait donc alors à revenir au gouvernement ancien. Les mécontens détestaient l’empereur ; mais ils acceptaient l’empire. Il suffisait aux plus décidés d’aller chercher dans la famille impériale quelque prince moins connu ou plus aimé, de vanter ses mérites et de se servir de son nom pour attaquer celui qui régnait. C’est ainsi que Drusus et Germanicus devinrent si populaires ; mais il faut convenir que cette idée qu’avait l’opposition de prendre ses héros au Palatin montre combien elle était au fond monarchique. J’ai peine à comprendre comment quelques rêveurs pouvaient prêter à ces princes le dessein de rétablir la république ; ce ne sont pas des pensées qui viennent d’ordinaire aux héritiers présomptifs d’un trône, et il faut être bien naïf pour les leur supposer. Si un hasard heureux avait donné le pouvoir à Germanicus ou à son père, ils l’auraient gardé, et ils auraient bien fait : le monde s’en serait trouvé mieux que s’ils avaient essayé de refaire une république quand il n’y avait plus de républicains. Sans doute ils auraient écouté plus que ne le faisait Tibère les vœux des honnêtes gens ; mais ces vœux étaient bien plus modérés qu’on ne le suppose, et il était facile de les satisfaire. On ne leur demandait pas de résigner leur autorité ou même de la partager avec personne : on voulait la leur laisser entière pour qu’elle pût maintenir la paix publique. On leur demandait seulement d’écouter l’avis des gens sages, de respecter plus qu’ils ne le faisaient les attributions des magistrats, de consulter plus souvent le sénat, de laisser un peu plus de liberté à la parole et aux écrits, et d’être convaincus qu’on ne les rend dangereux que quand on a l’air de les craindre, d’user avec discrétion de ce pouvoir sans limites qu’on ne songeait pas à leur contester, d’en adoucir les formes extérieures et d’en dissimuler l’étendue, de se contenter d’être les maîtres en réalité, sans vouloir trop le paraître. Voilà les souhaits modestes que formait cette opposition qu’on traitait de factieuse ; tel était l’idéal de gouvernement qu’elle imaginait, qu’elle appelait de ses vœux pendant le règne d’un Tibère ou d’un Néron, et cet idéal n’était pas une chimère : il a été réalisé par les Antonins.

Gaston Boissier.