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locaux sans être arrêté à chaque instant par un geste administratif, ne fût-ce que pour un mur à relever ou une fontaine à construire. Étendre l’initiative individuelle et locale, décentraliser la vie publique en dégageant la responsabilité des pouvoirs supérieurs, voilà le grand but, et, à vrai dire, on peut arriver ainsi beaucoup plus sûrement que par toutes les expériences aventureuses à une liberté sérieuse et pratique.

C’est là l’œuvre, modeste en apparence, féconde en réalité, qu’un ministère libéral peut justement se proposer. Nous avons bien connu jusqu’ici les libertés intermittentes, les libertés de l’agitation et de la confusion ; il nous reste à conquérir la liberté vraie et définitive, qui ne peut provoquer aucune réaction, puisqu’elle ne menace personne ; mais il n’y a plus à s’y méprendre aujourd’hui : cette liberté, il ne suffit pas de la disputer aux vieilles habitudes d’omnipotence administrative, aux traditions routinières ; il faut la conquérir jour par jour, heure par heure, sur ceux qui, au premier réveil de l’opinion, n’ont rien de plus pressé que de mêler leurs violences et leurs excitations à une renaissance politique qui s’est accomplie sans eux, de souffler la guerre quand le sentiment de la paix prédomine partout. Depuis quelque temps, nous assistons en effet à un spectacle étrange. Ce n’est plus de la politique, ni de la discussion, ni même, comme on l’a vu dans d’autres temps, l’excès d’une passion généreuse emportée jusqu’à l’injustice ; c’est un déchaînement de déclamations, d’imprécations et d’injures qui n’épargnent personne, ni les femmes ni les enfans. Ils sont là quelques-uns qui forment l’escouade révolutionnaire et qui battent la campagne de leur mieux. Ils ont leur liberté, leur peuple, leur société dont seuls ils sont les apôtres et les initiés. Leur liberté est le droit de faire ce qu’ils veulent, sans s’inquiéter de la liberté des autres, et de plier le pays, s’ils le pouvaient, sous la tyrannie de leurs caprices. Leur peuple, ce n’est pas, bien entendu, tout le monde, c’est un peuple qu’ils façonnent à leur usage, et qu’ils transforment en un autocrate dont ils sont naturellement les premiers ministres. Quelle est leur société ? Nous ne le savons guère, ils ne le savent pas eux-mêmes, et ils ne tarderaient pas à se dévorer entre eux sur les débris qu’ils auraient faits. Provisoirement il s’agit de tout mettre à bas. La révolution, rien que la révolution, c’est le mot d’ordre, et, chose curieuse, la violence de leurs déclamations s’accroît dans la proportion même des progrès qui s’accomplissent, c’est-à-dire qu’ils deviennent plus implacables dans leur haine à mesure qu’ils ont moins de griefs. Ils ne disaient rien lorsqu’on leur tenait la bride serrée. C’était bon alors pour les modérés de revendiquer avec une inébranlable persévérance la liberté et le droit. Depuis que tout le monde peut parler, ils se vengent de leur long silence, fis se servent de la liberté contre la liberté elle-même, et de jour en jour ils arrivent à une sorte d’incandescence furieuse, à une véri-