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REVUE. — CHRONIQUE.

qu’elle a rapporté 400,000 francs de son voyage en Angleterre. Dans deux ans, nous apprendrons que l’intéressante pèlerine revient d’Amérique avec 2 millions dans son escarcelle après avoir civilisé le Nouveau-Monde en lui chantant la valse d’Hamlet et l’air des bijoux de Faust.

En Angleterre, d’où elle arrive, on ne se contente pas de si peu ; il a fallu chanter le répertoire, se surmener au théâtre, et dans les concerts il a fallu surtout chanter Haendel, le grand Haendel, passé à l’état d’institution nationale de l’autre côté du détroit. C’est très beau Judas Macchabée, mais toutes les voix ne se font pas à ce régime ; il en est de délicates qui s’y brisent. Celle de Mlle Nilsson s’en ressent et beaucoup ; son timbre, d’un cristal si merveilleux, a maintenant de vraies cassures que tout l’art de la virtuose ne parvient pas à dissimuler. Filer le son, lier la note, c’était, qui ne s’en souvient ? le rare secret de la charmante Suédoise. Cherchez aujourd’hui ces qualités, vous n’en trouverez plus que la trace : non que le mécanisme ait rien perdu, mais adieu cette virginale pureté de vibration, ces lumineuses résonnances ! Il y a désormais une paille dans le diamant, la respiration est courte, plus moyen de chanter piano. Qu’est-ce que ce si éraillé qu’elle donne à la fin de son air du second acte ? Les gammes chromatiques ont également perdu de leur valeur ; on sent l’effort, elle chante des mains. Après la scène de folie, quand la fille de Polonius se dérobe dans les roseaux du lac, Mlle Nilsson avait jadis un effet de tenue incomparable ; aujourd’hui elle ne lie plus la note, elle la pique, et l’effet a disparu. C’est toujours Christine Nilsson, ce n’est plus l’Ophélie des premiers soirs ; le type que nous avions connu a voyagé, couru le monde, et nous revient avec je ne sais quelle empreinte du mauvais goût de l’étranger. Que viennent faire à l’Opéra, par exemple, ces toilettes tapageuses, ce froufrou des théâtres de genre ? À quel pays, à quelle époque appartiennent ces chignons, ces traînes et ces falbalas ? Sommes-nous destinés à voir le caprice et la fantaisie de chacun se substituer à tout système, à toute notion d’art et de sens commun, Ophélia et Marguerite vont-elles maintenant s’habiller chez Worth ? On se plaît à supposer que la direction y mettra bon ordre et maintiendra la dignité d’un théâtre où, dans les costumes comme dans la mise en scène, n’a jamais cessé de régner un certain parti-pris d’ensemble et de subordination à la couleur historique et locale.

Disons les choses comme elles sont : cet Hamlet a fait son temps ; il ennuie, il accable. Deux ans à peine ont passé sur la partition de M. Thomas, et déjà c’est plus vieux que la Juive, vous croiriez entendre en musique la tragédie de Ducis, et par le poncif académique de son geste, par le creux de sa voix, M. Faure ajoute encore à l’illusion. Du Gustave d’Auber, il n’était resté que le bal ; il ne reste aujourd’hui d’Hamlet que son quatrième acte, un tableau, une aquarelle. On avait compté, à cette occasion, sur une reprise du succès, quelques-uns même s’étaient ima-