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repoussez le gain que vous aviez déjà dans la main ! Et pourtant nul autre but ne vous conduisait à Troade, « y étant venu pour prêcher l’Évangile. » — Personne ne vous faisait opposition : « la porte m’avait été ouverte, « et vous partez aussitôt ! — Oui, certes, me répond-il, car je suis subjugué par le chagrin ; l’absence de Tite a jeté le trouble dans mon esprit et l’abattement dans mon cœur au point que je suis forcé d’agir de la sorte. — Que le chagrin ait été la cause de ce départ, nous n’avons pas à le conjecturer, nous le savons d’une manière sûre, par le témoignage même de l’apôtre : « je n’ai pas eu l’esprit en repos ; prenant donc congé d’eux, je suis parti. »

Vous le voyez, Olympias, ce n’est pas sans un rude combat qu’on supporte l’absence d’un ami ; c’est une amère et terrible épreuve qui demande une âme pleine de noblesse et d’énergie. Ce combat, vous le subissez maintenant. Souvenez-vous que plus il est rude, plus belle est la couronne et plus riche le prix ; c’est là ce qui doit vous adoucir la peine du retard, et avec cela la certitude de la récompense. Oh ! sans doute, il ne suffit pas aux amis d’être unis par le lien des âmes. Là ne se borne pas la consolation d’une amitié brisée. Ils réclament aussi la présence de l’ami, et s’ils en sont privés, c’est une grande partie de leur bonheur qui disparaît. Paul nous le dit encore. « Mes frères, écrivait-il aux Macédoniens, privé de vous pour un peu de temps, de corps et non de cœur, nous avons désiré avec d’autant plus d’ardeur revoir votre visage, et moi Paul, je l’ai voulu plus d’une fois ; mais Satan m’en a empêché… C’est pourquoi, ne pouvant supporter plus longtemps cette absence, nous avons jugé bon de nous arrêter seul à Athènes, et nous vous avons envoyé Timothée, » Quelle force dans chaque mot ! Comme elle y brille d’une vive lumière, la flamme de la charité qui brûlait en lui ! L’expression dont il se sert pour désigner sa peine n’implique pas seulement l’idée d’éloignement, de violence ou d’abandon, mais l’état d’un père à qui ses enfans ont été enlevés : telle était l’affection de l’apôtre.

Il semble dire aux amis dont il est séparé : J’aurais cru que ce serait une consolation de vous être uni par l’âme, de vous conserver dans mon cœur, de vous avoir vus naguère ; mais non, cela ne suffit pas, rien de tout cela ne dissipe mon chagrin. — Mais que voulez-vous donc ? dites-le ; que désirez-vous avec tant de violence ? — Le bonheur même de les voir. « Nous avons ardemment souhaité de voir votre visage. » — Que signifie cela, ô grand et sublime apôtre ? Vous pour qui le monde est crucifié et qui êtes crucifié au monde, qui vous êtes dépouillé de toutes les affections charnelles, vous qui n’êtes plus en quelque sorte un être corporel, avez-vous à ce point subi l’esclavage de l’amour, que vous dépendiez de ce