Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 85.djvu/593

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
587
CHRYSOSTOME ET EUDOXIE.


menées dans la montagne et rançonnées. La population de la banlieue venait de tous côtés se réfugier dans la ville, dont les approvisionnemens n’étaient pas grands, de sorte que la famine ne tarda point à s’y faire sentir. Sur ces entrefaites, on apprit que les brigands, renforcés par des bandes descendues de la montagne, préparaient un coup de main contre Cucuse, dont la garnison, assez nombreuse et bien armée, se mit en devoir de résister vaillamment. Ces préparatifs jetèrent dans la ville une épouvante inexprimable, car on savait que, dans tous les lieux qu’ils emportaient de vive force, les barbares (ainsi qu’on les appelait, comme s’ils eussent été en dehors du monde romain) ne faisaient aucun quartier, et passaient tout au fil de l’épée, depuis le vieillard jusqu’à l’enfant à la mamelle.

Beaucoup d’habitans profitèrent de la nuit pour s’enfuir dans les bois avec leurs familles et quelques vivres, espérant gagner de là les bourgades ou les villes peu éloignées. Chrysostome fut de ce nombre et se retira dans la forêt la plus prochaine avec son petit train de maison, composé, selon toute apparence, de son serviteur, du prêtre Évéthius, son fidèle compagnon, de sa vieille parente, la diaconesse Sabiniana, et de leurs montures. Il passa plusieurs journées à errer de bois en bois, au milieu des neiges, faisant halte sur des rochers et couchant dans les cavernes ; chaque jour il changeait de lieu, suivant les nouvelles qui arrivaient jusqu’à lui. Il eut enfin l’idée, malgré la grande distance, de se réfugier dans la ville d’Arabissus, dont il connaissait l’évêque, et où se dirigeaient des troupes nombreuses de fugitifs ; il les suivit.

Si Cucuse méritait à peine le nom de ville, Arabissus, située à vingt lieues plus loin dans la montagne, ne le méritait pas du tout, quoiqu’elle le portât et qu’elle eût un évêque, rendu nécessaire par l’isolement du pays. C’était une bourgade forte d’assiette, dominée par un château réputé imprenable et qui servait de lieu de refuge pour la contrée environnante. Quoique les Isaures ne se montrassent pas encore de ce côté, la garnison les attendait avec résolution et vigilance. Des relations de bon voisinage s’étaient formées, ainsi que je l’ai dit, à propos d’un envoi de reliques d’Arabissus en Phénicie, entre Chrysostome et l’évêque du lieu, Otréïus, homme recommandable et estimé. Le nouveau-venu fut donc reçu à bras ouverts, et le commandant militaire voulut qu’il logeât dans le fort, la ville n’étant pas, disait-il, à l’abri d’un coup de main. Chrysostome s’établit donc dans le château, où il eût été assez à l’aise, si des bandes de fugitifs, qui survenaient à chaque instant et qu’il fallait placer quelque part, n’eussent réduit successivement sa demeure à quelques étroites cellules. Rien n’était plus triste au monde que ce